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LA RÉVOLUTION MABO ET L’AUSTRALIE FACE À LA TENTATION D’UN NOUVEL APARTHEID
Régis Lafargue
L’arrêt Mabo,[1] (Lafargue 1994) et la législation fédérale sur le titre indigène (Native Title Act 1993) (Lafargue 1996) sont loin d’avoir clos le débat relatif aux droits de la communauté aborigène d’Australie. Le combat politique entamé en 1992 a même culminé à partir de l’arrêt Wik,[2] rendu le 23 décembre 1996 dans le contexte d’un pouvoir fédéral désormais hostile à la revendication indigène.[3]
Dans cette décision, la High Court a déclaré qu’une concession consentie par la couronne sur son domaine ne conférait à son bénéficiaire qu’un simple droit d’usage, et n’éteignait pas les droits fonciers traditionnels exercés par les populations indigènes. La High Court affirmait, pour la première fois, la [page 90] coexistence de deux types de droits ‘privés’ s’exerçant concurremment sur un même fonds à charge pour leurs divers titulaires de respecter les droits de l’autre.[4]
La High Court avait affirmé en 1992, avec l’arrêt Mabo, que la prise de possession du territoire australien par la couronne britannique en 1788 n’avait pas éteint les droits fonciers indigènes, et que du fait de son histoire le système australien avait hérité d’un double système de tenure foncière: la propriété de droit moderne voisinant avec les droits fonciers traditionnels désignés sous l’appellation ‘titre indigène’ (native title). La ‘révolution’ Mabo envisageait essentiellement l’aspect constitutionnel et laissait seulement entrevoir les implications de ces nouveaux principes dans le droit privé, sans aborder (encore) la question de la coordination entre droits traditionnels et droits privés modernes: cette décision n’intéressant que le domaine ‘vacant’ de la couronne.[5]
L’arrêt Mabo avait soulevé les protestations des compagnies minières parce qu’il désignait à la revendication aborigène toutes les terres, relevant du domaine de la couronne, non affectées à un usage déterminé (vacant crown lands). Mais l’arrêt Wik, en affirmant que l’octroi d’un simple ‘droit de pâture’ (pastoral lease) accordé à des éleveurs sur le domaine de la couronne n’emportait pas (en principe) l’extinction des prérogatives antérieures exercées sur le fondement du titre indigène, a suscité l’ire des éleveurs et d’une partie beaucoup plus large de l’opinion publique qui découvrait que les terrains baillés de la couronne ne se trouvaient pas, non plus, à l’abri de toute revendication.
Cette seconde décision a ravivé les craintes de la communauté blanche. Elle a, aussi, déçu les partisans du titre indigène: elle tempère fortement l’idée selon laquelle les droits fonciers traditionnels bénéficient de garanties équivalentes à celles qui protègent les droits fonciers ‘modernes’. Car en posant pour principe que les droits traditionnels survivent à l’octroi d’une concession d’exploitation la High Court a précisé aussi que les droits traditionnels cèdent toujours le pas face [page 91] aux droits détenus en pleine propriété (freehold titles). La High Court a, ainsi, élaboré un compromis fondé sur une discrimination juridique en créant un principe général d’irrecevabilité opposable aux revendications dirigées à l’encontre des droits fonciers ‘modernes’ détenus en pleine propriété. Ce faisant, elle a déçu ceux qui espéraient voir le juge australien infléchir la jurisprudence Mabo vers des solutions plus radicales, en adhérant à la méthode qui caractérise, notamment au Canada, le contentieux des droits ‘réservés’ par traité. Laquelle s’oppose à la ‘méthode’ australienne, beaucoup plus prudente, du contentieux des droits ‘recherchés’ dans la coutume.
Parce qu’il n’interprète pas les termes d’un traité, mais crée des droits qui apparaissent au regard du cadre juridique, tirés du néant (puisque rien dans la Constitution ne traduit la reconnaissance d’une population indigène) le juge australien a dû affirmer l’existence de la norme coutumière (c’est l’apport de l’arrêt Mabo) puis définir une hiérarchie de normes et de droits: l’arrêt Wik Peoples constitue une étape essentielle à cet égard.
Dès lors, la méthode du juge canadien ou néo-zélandais, fondée sur l’interprétation des termes du traité et de la commune intention des parties contractantes n’est pas transposable en Australie. L’Australie ignore toute forme d’actes bilatéraux ou accords passés entre le colonisateur et l’indigène, qui auraient constitué un frein à la politique, menée pendant deux siècles, de négation de la société indigène, et d’acculturation forcée des jeunes générations.[6] Certes, en rejetant la doctrine terra nullius la High Court a [page 92] condamné en 1992, au nom des principes de non-discrimination raciale, cette politique de négation du peuple indigène et de ses droits. La High Court en 1992 parachevait la remise en cause des options ‘assimilationnistes’ condamnées par le référendum de 1967.[7] Mais pour que la rupture avec les fondements doctrinaux de ce système d’inspiration raciste soit complète et irrévocable, il eût fallu que la Constitution formalise cette reconnaissance des droits de la communauté aborigène. Ce vide constitutionnel n’a toujours pas été comblé. Il explique aujourd’hui l’isolement de la High Court face à la réaction ultra-libérale.
Le rejet de la doctrine terra nullius impose à la High Court de créer un droit nouveau sans pouvoir se fonder sur l’interprétation de normes écrites comme au Canada. Avec l’arrêt Wik la High Court soulignait les limites de sa ‘méthode’ en créant une distinction là où au Canada la jurisprudence expose au même risque de revendication l’ensemble du domaine foncier, qu’il soit détenu en pleine propriété (freehold titles) ou, qu’il s’agisse de terrains baillés du domaine public (leasehold titles).
Au-delà de ce premier compromis, qui atténue sensiblement la portée de l’égalité de principe affirmée entre droits fonciers modernes et traditionnels, l’absence de norme constitutionnelle écrite joue aujourd’hui en faveur des détracteurs de la jurisprudence Mabo. Pour ces derniers l’arrêt Wik en sacrifiant les intérêts de [page 93] l’éleveur ou du fermier bénéficiaire d’une concession, sur l’autel de la ‘Réconciliation nationale’, fournissait l’occasion tant attendue de lancer une ‘contre-révolution’ législative. C’est l’objet du Native Title Amendment Act 1998, voté le 8 juillet 1998, à une seule voix de majorité au Sénat, lequel est conçu pour sécuriser les droits modernes au détriment des droits traditionnels. Ce texte, entré en vigueur le 1er septembre 1998, traduit la volonté d’inverser le processus né du référendum de 1967. Sans être une véritable contre-révolution Mabo, le nouveau texte cherche à réduire la portée de cette jurisprudence. Au nom de la ‘sécurité’ pour les droits modernes, la réforme renoue avec les logiques assimilationnistes d’antan, à la faveur des lacunes de la constitution fédérale de 1901.
Même si la réforme de 1998 offre des perspectives nouvelles en créant, bien involontairement, les conditions d’entrée de la jurisprudence australienne dans la problématique des droits ‘réservés’ par traité (la loi pouvant offrir le support écrit à une interprétation jurisprudentielle), elle constitue un danger immédiat pour la jurisprudence Mabo.
Le débat suscité par Wik a dévoilé les résistances de la société australienne au moment de passer d’une société d’apartheid vers une société réellement ouverte à son peuple d’origine. Certes, le référendum de 1967 a conféré la citoyenneté à l’Aborigène. Mais l’espoir de voir réhabilitée cette communauté dans ses droits élémentaires a été largement déçu, car si les gouvernements successifs ont excellé dans la mise en œuvre de politiques sociales (impuissantes à sortir l’aborigène de sa condition de paria) dès lors que la question fondamentale des droits fonciers a été abordée favorablement en 1992, puis de façon plus précise et concrète avec Wik, les partisans du retour à la situation d’avant 1967 se sont déchaînés avec plus de force et de véhémence que jamais. Plus qu’une ‘Contre-révolution Mabo’ la réforme de 1998 apparaît comme une remise en cause de la volonté populaire exprimée lors du référendum de 1967.
La High Court en ‘sanctuarisant’ le freehold title avait trouvé un premier compromis. Le gouvernement Howard au prix de dix-huit mois d’efforts, d’un débat parlementaire exceptionnellement long et houleux placé sous la menace d’une dissolution anticipée des chambres et même d’un référendum sur la question raciale (qui aurait, peut-être, fait le jeu de l’extrême droite) a tenté de ressusciter l’Australie d’il y a trente ans, tout en portant atteinte aux engagements de la Fédération en matière de lutte contre les discriminations raciales. Le gouvernement Howard prétend avoir réussi à conjurer le péril d’extrême droite par un compromis de dernière minute sur un texte légèrement amendé, et acquis à une voix de majorité, mais qui reste fondamentalement un instrument d’élimination du titre indigène partout où il pourrait inquiéter les titulaires de droits fonciers modernes. Cette réforme traduit un retour en force [page 94] des options assimilationnistes. Prenant une forme plus subtile, la doctrine ‘terra nullius’ encore engourdie, n’est donc pas tout à fait morte.
La High Court concrétisait les aspirations, nées du référendum de 1967, tendant à faire de l’aborigène australien un citoyen doté de droits qui ne soient pas simplement virtuels. Mais, que ce soit en 1992 puis en 1997, chaque avancée dans le sens de la mise en œuvre de la ‘citoyenneté’ formellement octroyée à l’aborigène en 1967 a suscité un tollé de protestations, surtout de la part de ceux qui, tels les titulaires de ‘droits de pâture’, se considèrent non pas comme titulaires de droits précaires mais comme les seuls propriétaires légitimes du sol. C’est là, la marque indubitable de l’apartheid informel puissant et omniprésent qui subsiste et que la High Court tente de réduire depuis 1992, qu’elle a atteint de plein fouet en 1997, et dont la communauté aborigène essuie aujourd’hui la réaction.
La décision Wik en confortant l’édifice jurisprudentiel élaboré à partir de 1992, traduit l’entrée de la ‘Révolution Mabo’ dans une phase de ‘normalisation’ (I). Cette décision a fourni le prétexte à la remise en cause du droit à un développement séparé de l’ethnie aborigène en ressuscitant une politique assimilationniste que l’on croyait définitivement condamnée par le référendum de 1967 (II).
I - L’arrêt Wik a fait entrer la Révolution Mabo dans une phase de ‘normalisation’.
La polémique ravivée par cette décision en a fait une décision ‘politique’. Mais le caractère politique de cet arrêt tient moins au fond du droit qu’au contexte dans lequel il a été rendu, et aux inquiétudes qu’il a suscitées.
Cette décision a d’abord permis de préciser certains points laissés dans l’ombre par l’arrêt Mabo. En ce sens elle s’interprète comme une nouvelle défaite pour les détracteurs du titre indigène (A). Dépassant le stade des déclarations de principe et de la destruction d’un ordre ancien qui a caractérisé l’arrêt Mabo, cette décision crée les conditions d’un équilibre viable entre deux conceptions du droit au développement (B).
A - En affinant la jurisprudence Mabo la High Court a consolidé la reconnaissance du titre indigène
Alors que Mabo ressuscitait des droits que l’on croyait éteints à jamais, Wik confronté à la mise en œuvre concrète de cette nouvelle jurisprudence et, [page 95] à l’équilibre à trouver, affirme un principe de coexistence de droits de nature différente sur un même fonds et donc de respect mutuel entre droits fonciers traditionnels et certains droits modernes.
§1 - L’arrêt Wik Peoples précise la portée de la jurisprudence Mabo.
Mabo définissait un cadre global en posant le principe de la survie du titre indigène à l’acte de prise de possession du territoire australien par la couronne britannique. Il affirmait que l’extinction du titre indigène n’avait rien d’automatique ou de général. Cette extinction ne pouvait résulter que d’un acte de la puissance publique créant des droits incompatibles avec un exercice continu des droits traditionnels. L’arrêt Mabo n’avait pas eu à déterminer la nature des actes susceptibles de remettre en cause l’existence du titre indigène. Il n’avait pas eu à dire si l’octroi d’une concession sur le domaine public valait extinction du titre indigène préexistant. Tel est l’objet de Wik Peoples.[8]
a - La jurisprudence pose le principe d’une superposition des droits des divers titulaires sur un même fonds.
Saisie par les Wik et les Thayorre d’une revendication foncière la Federal Court en première instance avait débouté les requérants en considérant que le fait d’octroyer des droits d’usage traduisait la volonté d’éteindre les droits traditionnels exercés sur les zones revendiquées.[9] La High Court invalida cette décision, en affirmant la coexistence possible de droits de nature différente [page 96] sur un même fonds, pourvu que ces droits ne soient pas incompatibles dans leur exercice pratique. La High Court soulignait notamment que les exploitants successifs de ces deux domaines n’avaient jamais eu la jouissance exclusive des terres, puisque la concession accordée n’autorisait les éleveurs qu’à laisser paître leur bétail sur les terres de la couronne sans leur reconnaître d’autres droits et notamment des droits d’exploitation agricole (“for pastoral purposes only’). Ces droits qualifiés ‘pastoral lease’ n’étaient donc qu’un système d’autorisation visant à encadrer l’installation anarchique au XIXème siècle des éleveurs dans les immensités quasi-désertes relevant officiellement du domaine de la couronne mais en fait jamais délaissées par leurs occupants originels. Dès lors, la majorité de la High Court[10] a considéré qu’aucun des droits concédés aux éleveurs successifs, sur ces deux domaines, ne manifestaient de la part de la puissance publique l’intention d’éteindre les droits fonciers traditionnels. D’abord, parce que ces droits d’usage, restreints dans leur objet, et limités dans le temps, étaient essentiellement précaires.[11]
Cette décision affirmait, face à la revendication aborigène, la précarité de tout un pan de la ‘propriété’ née de la colonisation. A contrario, elle mettait à l’abri contre semblable péril les droits détenus en pleine propriété, en s’attirant les foudres de ceux qui ne pouvaient concevoir de limites au domaine exposé aux revendications aborigènes.
La cour suprême établissait ainsi une hiérarchie de normes au regard de laquelle le freehold title ne peut jamais être mis en danger par le titre indigène et au regard de laquelle le titre indigène n’est qu’un droit subsidiaire ou concurrent par rapport au leasehold title. Ce faisant la High Court a instauré une hiérarchie [page 97] de droits fonciers.
b - La High Court a condamné droits fonciers traditionnels et droits fonciers modernes à coexister en réaffirmant le principe d’un double système de tenure foncière.
Le compromis trouvé par la High Court consiste à rejeter toute idée d’inaliénabilité par principe des terres aborigènes,[12] tout en rappelant aux éleveurs que les droits dont ils se prévalent ne sont pas de nature à éteindre les droits fonciers traditionnels.
* La High Court s’est implicitement refusée à affirmer l’inaliénabilité du domaine foncier aborigène.
La High Court a rejeté l’idée d’un devoir de protection (fiduciary duty), qu’aurait contracté la couronne à l’égard de la communauté aborigène, afin de n’avoir pas à affirmer l’inaliénabilité du domaine foncier aborigène. En effet la cour a réaffirmé, comme en 1992, le droit pour la couronne d’éteindre le titre indigène. La couronne tient de sa qualité de propriétaire éminent de l’ensemble des terres du royaume (elle est titulaire du ‘radical title’) le droit absolu de porter atteinte aux droits fonciers ‘modernes’ ou ‘traditionnels’ sous la réserve d’une juste et préalable indemnité. Pour n’avoir pas à revenir sur ce principe, la High Court a rejeté l’idée d’un ‘devoir fiduciaire’ imposant au pouvoir royal d’accorder aide, assistance, et protection aux peuples qu’il a soumis par le passé à son autorité. Ce devoir de protection devait dans l’esprit des requérants aborigènes devenir le principe constitutionnel susceptible (en l’absence de norme écrite) de fonder un contrôle encore plus poussé de la cour suprême sur les actes législatifs en sanctionnant les lois susceptibles de porter atteinte aux droits de la minorité. Admettre l’idée d’un devoir de protection pesant sur la couronne aurait notamment permis de doter les droits fonciers traditionnels de garanties les plaçant au-dessus des autres droits réels.
Si les droits fonciers aborigènes ne sont pas inaliénables, ils ne sont pas pour autant éteints du seul fait de la création de droits d’usage précaires et limités.
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* La High Court a réaffirmé le caractère précaire des concessions allouées aux éleveurs.
Démentant l’adage selon lequel ‘l’usage crée le droit’ la cour a renoué avec la conception initiale des pastoral leases (concessions à but exclusivement pastoral) propres à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, en rappelant qu’il ne s’agit que d’un système d’autorisations. A l’origine de cette institution, comme l’a rappelé le Pr. Garth Nettheim le gouvernement britannique adressa une série de circulaires aux administrations des colonies précisant que ces pastoral leases devaient respecter les droits des indigènes. La pratique était la coexistence des droits, même dans les zones les plus éloignées, jusqu’à ce que dans les années 1960 les éleveurs soient contraints à verser des salaires convenables à leurs employés aborigènes. (Nettheim 1997)
La doctrine administrative venue de la métropole, parfaitement hostile à la dépossession violente des indigènes,[13] donnait un argument de poids à la High Court pour affirmer le principe d’une coexistence et d’un respect mutuel des droits modernes et traditionnels s’exerçant sur un même fonds. Revenir sur ce principe aurait conduit à valider des politiques d’extinction systématique des droits traditionnels, et de discrimination, que l’administration centrale ne cautionnait pas. Cet exemple illustre la contrariété de la démarche qui a souvent caractérisé le gouvernement impérial soucieux d’éviter les excès là où les administrations coloniales, en Australie comme en Nouvelle-Zélande, cherchaient avant tout à libérer et offrir par tous moyens des terres à la colonisation. Le Native Title Amendment Act 1998 démontre, encore, toute l’actualité de ce propos.
Ni intouchable comme le sont les droits fonciers coutumiers ailleurs (notamment les droits fonciers coutumiers des Kanaks de Nouvelle-Calédonie frappés d’inaliénabilité), ni entièrement subordonné quant à sa survie à la volonté d’une administration accordant des droits d’usage à des éleveurs, le titre indigène apparaît dans l’arrêt Wik comme un droit persistant là où personne ne l’attendait plus.
Sans s’éloigner des principes posés dans Mabo, la High Court en a précisé les contours. Pourtant cette décision a suscité une vive controverse sur la question de la possibilité ou non d’admettre la coexistence sur un même fonds de droits traditionnels et modernes de nature radicalement différente. Mais alors que les [page 99] détracteurs de la jurisprudence Mabo dénoncent la menace que cette jurisprudence fait peser sur la sécurité des rapports juridiques, les partisans des droits indigènes s’appuyant sur l’exemple canadien soulignent au contraire le caractère discriminatoire d’une jurisprudence qui d’emblée exclut du champ des revendications l’ensemble du domaine foncier détenu en pleine propriété.
En dépit du ‘compromis’ juridique ainsi élaboré l’arrêt Wik constitue un nouveau revers pour les détracteurs du titre indigène en renforçant la viabilité de la jurisprudence Mabo.
§ 2 - L’arrêt Wik Peoples constitue un nouveau revers pour les détracteurs du titre indigène.
La cour ne pouvait faire moins sauf à déclarer éteint l’ensemble des droits indigènes sur toute l’étendue du domaine baillé de la couronne y compris lorsque les concessions réservent, expressément, certains droits au profit des communautés aborigènes: notamment des droits de passage pour l’exercice de droits de pêche, de chasse, de cueillette, de sépulture ou pour l’exercice d’activités rituelles. Une jurisprudence contraire à la solution retenue aurait constitué une solution juridique encore plus restrictive que ne l’était le projet de reconnaissance de simples droits de passage, de chasse ou de pêche qu’avait voté le législateur d’Australie Occidentale dans sa législation ‘anti-Mabo’ de décembre 1993, invalidée en 1995.[14] En cela Wik n’est ni une surprise ni un revirement, il ne fait que compléter une construction jurisprudentielle parfaitement claire et précise, en confortant Mabo au lieu de l’amoindrir.
Si le compromis trouvé par la High Court a déchaîné tant de passions, c’est que l’enjeu dépasse la simple question des droits fonciers. L’enjeu véritable, inavoué, est la remise en cause de la légitimité de trente ans d’évolution dans le sens de la reconnaissance, à la minorité ethnique, du droit à un développement séparé.
B - La High court a posé des principes permettant de trouver un équilibre viable entre deux conceptions du droit au développement.
Les impératifs économiques d’un pays de 18 millions d’habitants pour une superficie comparable à celle de l’Union européenne, recelant en son sein de vastes territoires vierges de toute colonisation (mais non de toute présence humaine), font de l’Australie un pays à développer. Ceci est particulièrement [page 100] vrai dans les États de la ‘frontière’ (Queensland, Territoire du Nord, Australie Occidentale) qui sont aussi les plus touchés par les revendications indigènes.
La High Court a adopté une position modérée en ce sens qu’elle n’a pas, comme au Canada, admis la recevabilité de tout type d’action en revendication. A bien des égards, la High Court n’a fait du titre indigène qu’un droit subsidiaire par rapport aux droits modernes. Mais elle a rappelé un droit essentiel pour la minorité: le droit pour les communautés aborigènes d’être consultées chaque fois que des actes seraient pris en vue d’autoriser la mise en exploitation de leurs terres traditionnelles. Il s’agit du droit de négocier (right to negotiate) dont la cour a rappelé la portée et qui constitue la principale cible de la législation nouvelle.
§ 1 - La High Court a fait du native title soit un droit subsidiaire, soit un droit concurrent, face aux droits fonciers ‘modernes’.
Le caractère simplement concurrent, voire subsidiaire, des droits indigènes au regard des droits exercés en vertu de concessions est souligné par le juge Kirby qui a rappelé que les pastoral leases sont une création de la loi, laquelle n’a jamais précisé que l’octroi d’un droit de pâture éteindrait les droits indigènes concurrents. Ce n’est qu’en cas d’incompatibilité entre les droits que l’éleveur tient de la couronne et les droits que confère la coutume à ses titulaires, que le titre indigène sera réputé éteint en tout ou en partie selon ce que commande le respect des droits de l’exploitant.[15]
Cette décision affirme que les prérogatives des éleveurs prévaudraient en cas de [page 101] contrariété avec les droits indigènes.[16] Le caractère subsidiaire du titre indigène est encore plus net dès lors qu’il se trouve confronté à un véritable droit de propriété (freehold title ou fee simple) lequel par définition éteint automatiquement toutes les prérogatives et droits attachés à la propriété coutumière[17] car ce titre confère à son titulaire l’intégralité des prérogatives reconnues par le common law sur un bien donné.
Les excès des critiques émises par les détracteurs du titre indigène font oublier l’extrême prudence de la position de la cour suprême australienne par rapport à d’autres jurisprudences et notamment celle des juridictions canadiennes.
Comparer les jurisprudences australienne et canadienne, sur ce point, peut paraître abusif dans la mesure où la prudence de la jurisprudence australienne tient au fait que la notion de titre indigène est une création prétorienne alors qu’au Canada le titre indigène est inscrit dans les traités qui lient de nombreux peuples indiens à la couronne.[18] En outre, là où n’existent pas de traités, c’est notamment le cas des tribus indiennes de Colombie Britannique, les droits fonciers traditionnels sont garantis par la Constitution[19] dont l’article 35 (1) interdit au législateur d’éteindre aussi bien les droits indigènes reconnus par traités que ceux issus de la coutume.[20]
La différence essentielle entre les deux expériences tient à la méthode qui impose [page 102] à la High Court de tirer des droits du néant là où les juridictions canadiennes (comme les juridictions néo-zélandaises) s’appuient sur l’interprétation de normes écrites. Le juge canadien interprète la commune volonté des parties, lors de la signature du traité. Il interprète les engagements formels pour faire produire à l’acte les effets recherchés de bonne foi par ses auteurs, et veille à sauvegarder l’égalité entre les droits indigènes et ceux hérités de la colonisation. Les droits fonciers indigènes ne sont pas des droits conditionnés à l’absence d’autres droits, comme en Australie. Ils sont des droits effectivement concurrents de ceux créés par l’administration coloniale. Dès lors la coexistence des droits n’a pas la même signification selon que les droits fonciers indigènes ont un fondement jurisprudentiel comme en Australie ou selon qu’ils résultent d’une norme écrite comme au Canada ou en Nouvelle-Zélande. Dans le second cas prévaut une logique contractuelle. Ceci explique qu’au Canada l’existence d’un droit de propriété plein et entier (freehold title) puisse laisser subsister, à la différence de l’Australie, certaines des prérogatives attachées aux droits fonciers traditionnels comme l’illustrent trois décisions Regina v Sioui,[21] Delgamuukw v British Columbia[22] Regina v Badger,[23] rendues respectivement en 1990, 1993 et 1996.
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La jurisprudence canadienne retient un seul critère: la contrariété de fait entre deux droits. La jurisprudence australienne, quant à elle, a cru devoir fixer des critères juridiques a priori en définissant des cas d’irrecevabilité illustrant l’idée qu’existerait une incompatibilité générale et absolue entre deux types de droits (droits indigènes, et fee simple estate). Dès lors, pour la jurisprudence canadienne (conformément au principe d’égalité entre les deux types de tenures) les droits traditionnels ne sont jamais irrémédiablement éteints: les droits de passage, de chasse ou de pêche provisoirement suspendus, le temps de l’exploitation du terrain, seront réactivés lorsque les terres retourneront à l’abandon.
Ces deux éléments, à savoir l’affirmation qu’aucun droit de propriété ne porte ipso facto extinction des droits indigènes, et que les droits traditionnels ne sont jamais réellement éteints mais plutôt mis en sommeil le temps que dure l’activité qui en perturbe l’exercice, font toute la différence entre la jurisprudence canadienne et australienne, et soulignent la ‘retenue’ dont fait preuve le juge australien.
La solution canadienne rejoint d’ailleurs la jurisprudence américaine (affirmée depuis les premiers arrêts rendus à l’aube du XIXème siècle jusqu’aux plus récentes décisions de la Cour Suprême des États-Unis d’Amérique) qui affirme que les droits créés par la puissance coloniale au profit des colons blancs sont opposables dans les rapports entre colons mais inopposables aux communautés indigènes qui ne sauraient voir la puissance publique éteindre leurs droits traditionnels, même par l’octroi de droits en pleine propriété. Une solution qui renvoie au principe selon lequel nul (pas même la couronne) ne peut transmettre plus de droits qu’il n’en détient lui-même. Une solution, qui dans le contexte actuel aurait jeté l’Australie dans le chaos: si la cour suprême australienne encourt le reproche d’incarner un ‘gouvernement des juges’, il conviendrait alors de souligner son indéniable ‘sens politique’.
Tout en rassurant les titulaires de véritables droits de propriété, la High Court [page 105] rappelait à une autre partie de l’Australie blanche, celle des titulaires de baux ou de droits d’usage, que le véritable partenaire n’était pas nécessairement l’administration qui par le passé avait délivré les autorisations mais plutôt le clan aborigène vivant à proximité le plus souvent dans la dépendance et la soumission par rapport au colon blanc. Un propriétaire coutumier qui depuis la promulgation du Native Title Act 1993 dispose d’un ‘droit de négocier’, impliquant le droit d’être consulté pour tout ce qui touche la destination et l’usage du fonds. Cette seule réaffirmation a produit l’effet d’un cataclysme.
§ 2 - La High Court a réaffirmé le droit de la minorité ethnique à un ‘développement séparé’.
L’idée d’un droit à un développement séparé, revient à admettre une utilisation du sol en conformité aux usages traditionnels et à poser quelques limites aux droits d’exploitation des opérateurs économiques. Tel était l’objet du Native Title Act 1993. Cette loi profondément amendée par la loi de 1998, instaure dans sa version d’origine un principe de discrimination positive en adaptant les procédures aux exigences de droits et de contentieux nouveaux. Au cœur de ce dispositif se situe le ‘droit de négociation’ qui prévient le recours à des modes contentieux de règlement des litiges fonciers, en imposant aux opérateurs économiques (sociétés minières, sociétés d’élevage notamment) de se rapprocher des propriétaires coutumiers, et de négocier sous le contrôle du National Native Title Tribunal chargé de veiller au caractère équitable de l’accord, et à la stricte nécessité de l’atteinte portée à la propriété coutumière. La loi de 1993 créait un partenariat que la réforme de 1998 cherche désormais à exclure.
a - Le ‘droit de négociation’ des propriétaires coutumiers était conçu par le législateur de 1993 comme un moyen d’associer les communautés à la mise en valeur du domaine foncier.
Cette phase préalable apparaît comme un ‘devoir de négociation’ (et de proposition d’une juste et équitable réparation des préjudices à venir) qui incombe aux opérateurs économiques.
Le choix de l’expression right to negotiate retenue par le législateur australien exprime un principe juridique: le titre indigène, droit communautaire, non susceptible d’aliénation par ses titulaires coutumiers, ne peut faire l’objet de transactions entre particuliers, seule l’autorité publique pouvant accorder sur ces terres des droits d’exploitation. Le ‘droit de négociation’ n’est pas un droit de disposer ou d’aliéner mais seulement le droit pour le propriétaire foncier traditionnel de peser dans les décisions relatives à son devenir économique. En [page 106] cela, le droit de négocier associe les communautés aborigènes à un développement économique maîtrisé.
La loi de 1993 conditionne la validité des actes qui pourront, à l’avenir, porter atteinte aux droits fonciers indigènes (dits permissible future acts) à la notification préalable aux propriétaires coutumiers (ou à ceux qui se proclament tels) par la personne publique, du contenu du projet (expropriation pure et simple, droit d’exploitation...). Cette notification fait courir un délai préfix de six mois (réduit à quatre mois s’agissant des permis d’exploitation) que les sociétés d’exploitation minière ou agricole devront mettre à profit pour négocier des compensations financières en échange de l’accord des communautés aborigènes propriétaires.
L’obligation mise à la charge des opérateurs économiques de rechercher un accord s’avère incontournable, car les Etats ne peuvent accorder de droits d’exploitation ou de concessions qu’au vu d’un accord recherché avec les propriétaires coutumiers dans les délais légaux. La décision ministérielle d’accorder un permis d’exploitation ne pourra en principe qu’entériner cet accord.
Pour autant, la loi de 1993 n’a pas entendu conférer de droit de veto aux propriétaires coutumiers. Lorsque le droit de négocier n’a pas permis d’aboutir dans les délais fixés par la loi (article 35) à un accord entre les parties, c’est au ministre qu’incombe le pouvoir d’octroyer les permis sollicités selon le système en vigueur avant la promulgation du Native Title Act 1993, assisté en cela par le National Native Title Tribunal qui instruit le dossier et prépare la décision ministérielle. Chargé d’instruire, pour le compte du ministre compétent, les demandes tendant à autoriser une activité portant atteinte à l’exercice des droits coutumiers, le National Native Title Tribunal enquête sur l’impact socioculturel du projet, et détermine son intérêt économique au regard de l’intérêt général, tant de l’Etat que de la Fédération (art. 39). Le National Native Title Tribunal émet donc un avis sur l’opportunité de la mesure envisagée en mettant en balance l’atteinte aux droits traditionnels, et la protection des intérêts économiques étatiques ou nationaux.
Tout en réaffirmant l’absence de toute relation contractuelle possible entre les communautés aborigènes et les tiers en matière de droits fonciers, ce dispositif devait permettre de concilier la sécurité juridique avec un équilibre satisfaisant entre les intérêts divergents de deux types de société.
Le Native Title Act 1993 se voulait un texte de protection pour les intérêts nés de la colonisation (constitués au détriment de la société indigène), et de sauvegarde des reliquats d’un patrimoine aborigène. Et ce, par des dispositifs de [page 107] négociation. L’arrêt Wik n’a fait que se situer dans cet esprit en rappelant que non seulement les colons titulaires de simples droits d’usage ne disposaient pas de droits portant extinction des droits indigènes mais qu’ils devraient en outre négocier l’utilisation du fonds en partenariat avec les propriétaires traditionnels.
Ce faisant la High Court a touché au point le plus sensible des rapports intercommunautaires. Outre le fait que cet arrêt concerne l’Etat du Queensland, qui avec l’Etat d’Australie Occidentale est parmi les Etats les moins enclins à admettre les droits de populations perçues comme un obstacle à la mise en valeur des ressources naturelles;[24] le choc produit auprès de la population en a été d’autant plus vivement ressenti, car comme le soulignait un historien, spécialiste des rapports interculturels,
Ce qu’il y avait de plus troublant dans Wik, pour les gens du bush, c’était la remise en cause d’un long consensus qui plaçait les éleveurs au sommet (de la hiérarchie sociale) et les aborigènes au plus bas ... la cour a dit aux éleveurs qu’ils n’étaient que de simples titulaires de concessions, et que les aborigènes du lieu, ceux qui vivent en contrebas du côté de la rivière, ont leur mot à dire pour tout ce qui concerne cette terre. L’idée seule, en était profondément insupportable.[25]
L’idée de négocier était certes insupportable aux fermiers comme aux éleveurs comme elle l’avait été à certains gouvernements,[26] et à de nombreuses sociétés [page 108] minières. Mais ce droit de négociation commençait à entrer dans les habitudes lorsque la réforme de 1998 est intervenue avec pour objectif prioritaire de réduire la portée de ce droit.[27]
b - Désormais, la remise en cause du droit de négocier exclut les communautés aborigènes de tout processus de développement concerté.
Le droit de négocier n’est plus désormais qu’un droit limité, dont la réglementation est déléguée par la fédération aux législations étatiques (section 43-A). Il s’agit donc d’un droit en sursis puisque la loi de 1998 permet aux Etats de lui trouver des régimes de substitution, ce que s’est empressé de faire notamment l’Etat du Victoria, provoquant une réaction non moins immédiate des organisations aborigènes qui redoutant le retour aux abus et aux spoliations d’antan ont déposé plainte pour génocide à l’encontre de l’exécutif étatique.[28]
Plus généralement, en vidant le droit de négocier de son contenu, l’Australie renoue avec un système de colonisation fondé sur l’unilatéralisme là où la loi de 1993 avait tenté de concevoir un système original de mise en exploitation [page 109] concertée du domaine foncier. En rejetant les mécanismes de négociation le gouvernement Howard encourage le retour à une colonisation coercitive qui, au regard des nouveaux principes affirmés par Mabo, sera vécue comme un retour à des processus de spoliation intolérables.
La réforme de 1998 remet en cause l’économie générale de la loi de 1993. Elle marque un complet revirement par rapport à la logique communautaire prévalant dans le système antérieur, en excluant tout droit à un développement séparé respectueux des aspirations de la minorité ethnique, et en remettant au goût du jour les options assimilationnistes d’antan.[29]
[page 110]
II - La réaction libérale et la remise en cause du droit à un développement séparé ressuscitent les politiques assimilationnistes d’antan.
La nouvelle politique gouvernementale marque un coup d’arrêt et un revirement de tendance, au moment où certains proposaient de légiférer afin d’accorder aux aborigènes un monopole d’exploitation dans le domaine des productions culturelles et artistiques. Ce droit n’aurait fait que conforter l’idée de droits collectifs de la personnalité inconcevables pour nos sociétés individualistes et que d’ailleurs nos juridictions ont eu à rejeter.[30] Une telle législation ne ferait que conforter la reconnaissance d’un patrimoine culturel communautaire déjà protégé par la loi sur la sauvegarde des sites sacrés aborigènes (dite Aboriginal and Torres Strait Islander Heritage Protection Act 1984).[31] Sans le dire expressément le législateur australien avait commencé à mettre en œuvre dans l’ordre juridique interne une logique aboutissant inéluctablement à reconnaître une ‘nation de l’intérieur’ (domestic dependent nation) chère au Chief justice Marshall (arrêt Johnson v McIntosh de 1823).[32]
[page 111]
La philosophie nouvelle du pouvoir conservateur, tend à remettre en cause les marques laissées par les politiques de discrimination positive progressivement mises en places depuis quelques trente ans. Le pouvoir affirme que l’Aborigène n’est qu’un citoyen ordinaire soumis à la loi commune.
Cette loi commune a fait de l’Aborigène d’abord un être pourchassé, puis un être devant être intégré (en témoigne la ‘génération volée’) puis à partir des années 1968 un être déraciné sous l’effet de la ‘décolonisation destructive’ qui a vu à partir de 1967 l’égalité des droits jouer en défaveur de ce groupe ethnique.[33]
L’idée d’assujettissement de tous à la loi commune et le refus d’entrer dans une logique de ‘peuple autochtone’ s’expriment dans la loi de 1998, qui fait figure de texte de cantonnement du titre indigène: une sorte de Ligne Maginot derrière laquelle s’abritent les acteurs les plus impliqués dans la conquête passée, et future des immensités de l’outback, encore res nullius pour de nombreux esprits. Mais une ligne de défense souvent débordée comme en atteste la reconnaissance récente du titre indigène sur les étendues marines. Un texte que pourront priver de toute portée pratique les accords amiables conclus entre les communautés aborigènes et des opérateurs économiques soucieux, avant tout, de paix et de sécurité.
L’arrivée au pouvoir d’une majorité conservatrice a mis en danger le traitement judiciaire de la question foncière, mais si la contre-révolution Mabo est vouée [page 112] à l’échec (A), il n’en demeure pas moins que la réaction ultra-libérale entrave le processus de décolonisation de la société australienne, en remettant en cause les fondements mêmes des politiques menées en faveur de cette minorité (B).
A - Malgré la réaction du pouvoir fédéral la ‘contre - révolution’ Mabo paraît d’avance vouée à l’échec
L’arrivée au pouvoir en mars 1996 d’un Premier ministre conservateur sonnait le glas de la politique de ‘Réconciliation nationale’ du précédent gouvernement. L’arrêt Wik quelques mois plus tard ne fera qu’exacerber la volonté de réforme. Sous la pression du One Nation Party[34] les leaders de la nouvelle majorité, se sont livrés à une véritable surenchère dans la campagne orchestrée par le lobby industriel, et le lobby agricole (National Farmers’ Association). Cette dynamique a même semblé emporter l’ensemble des chefs des exécutifs étatiques. Tous semblaient tentés de saisir l’occasion de l’émoi suscité par l’arrêt Wik pour en finir avec le titre indigène. Mais si les velléités de contre-attaquer sont nombreuses, les possibilités réelles de réponse sont beaucoup plus limitées, en témoigne la nature du plan en dix points proposé par le Premier ministre fédéral alors que son électorat (tout comme les représentants du One Nation Party) souhaitait un texte éteignant purement et simplement le titre indigène.
La marge de manœuvre du législateur est apparue réduite sur le plan des principes. Il ne pouvait revenir formellement sur le principe, affirmé en 1992, de la survie du titre indigène. Mais, il a réussi à réduire la portée de la jurisprudence Mabo en remettant en cause tout ce qui pouvait exprimer dans la législation de 1993 le principe d’un droit à un développement séparé. De fait, il s’agit d’une réintroduction déguisée de la doctrine terra nullius. Le législateur de 1998 a créé un dispositif provoquant l’extinction du titre indigène chaque fois que des conflits d’intérêts peuvent apparaître entre droits modernes et droits traditionnels, en instaurant un système, de préférence culturelle et juridique, fondé sur des impératifs de gestion économique et de développement. Il en résulte un divorce profond entre les tendances jurisprudentielles et les options politiques du nouveau pouvoir, qui reflète le divorce entre l’Australie des villes et l’Australie du ‘bush’.
La High Court a sanctionné tous risques de dérive en s’opposant à la dénaturation des droits traditionnels, et en réaffirmant le principe selon lequel les droits de la couronne ne prévalent pas, en tant que tels, sur les droits indigènes [page 113] (§ 1). Face à la fermeté de cette jurisprudence le gouvernement Howard a opté pour des solutions radicales qui traduisent une réintroduction déguisée de la doctrine terra nullius, la loi nouvelle permettant une éradication progressive mais inéluctable des droits fonciers traditionnels (§ 2).
§ 1 - La jurisprudence a sanctionné tous risques de dérive.
La force de la jurisprudence Mabo réside dans sa cohérence, et dans la fermeté avec laquelle la High Court a progressivement précisé sa théorie.
a) La High court s’est opposée à la tentative de dénaturation de la notion de titre indigène.
La High Court a fermé la porte aux artifices juridiques destinés à vider la notion de titre indigène de son contenu en réduisant les droits traditionnels à des servitudes de passage de chasse et de pêche qui grèveraient les droits ‘modernes’. La législation élaborée en ce sens par l’Etat d’Australie Occidentale, qui a toujours été à la pointe du combat contre le titre indigène, a été invalidée le 16 mars 1995.[35]
Aujourd’hui aucune norme écrite ne pourrait appréhender l’extrême complexité du contenu des droits désignés sous le vocable de titre indigène. Toute tentative pour écrire le droit indigène serait la remise en cause du Droit traditionnel autonome, et tomberait sous le coup du Racial Discrimination Act 1975.
Avec Mabo la High Court a posé le principe de la survie des droits indigènes, sauf à démontrer l’existence d’un acte portant extinction du titre indigène. Avec Wik il est désormais trop tard pour espérer voir éteints de façon automatique les droits indigènes, sur les terres du domaine public, du seul fait de l’octroi d’un droit au bail ou d’une concession d’exploitation.
b) La High Court a maintenu le principe selon lequel les droits de la couronne ne prévalent pas en tant que tels sur les droits indigènes.
La High Court a affirmé dans Mabo, et réaffirmé dans Wik, que la prise de possession ne signifiait pas l’extinction du titre indigène, pas plus que la décision d’affecter une parcelle de terre à un usage public n’entraîne l’extinction des [page 114] droits traditionnels qui s’exercent sur cette parcelle. Seul, l’exercice d’une activité nouvelle incompatible commande l’extinction des droits traditionnels. Dès lors, les droits de la couronne ne prévalent pas en tant que tels sur les droits indigènes. A cet égard la jurisprudence australienne rejoint les solutions canadiennes. Ainsi, dans Regina v Sioui la Cour Suprême du Canada a admis qu’un parc provincial puisse servir de cadre à des manifestations et rites traditionnels, en considérant que la commune intention des parties lors de la signature du traité de 1760 n’était pas de perturber la vie sociale et religieuse des indiens, puisqu’elle visait au contraire à instaurer un modus vivendi conciliant les intérêts des uns et des autres.[36] Pour la Cour Suprême du Canada la solution du litige ne se résume pas à l’affirmation d’une suprématie des droits de la couronne sur les intérêts privés des indiens, c’est de l’interprétation des traités que se déduit la solution qui se dégage au cas par cas. Dès l’instant où les divers droits peuvent s’exercer conjointement, point n’est besoin de privilégier l’un par rapport à l’autre. Néanmoins, en cas d’incompatibilité entre eux, les droits de la couronne auraient prévalu sur les droits indigènes.
Ce mode de raisonnement, commun aux juges canadien et australien, fait ressortir toute la ‘fragilité’ de la distinction opérée par la High Court entre freehold title et leasehold title. Cette distinction alimente la critique de ceux qui voient dans Wik une décision partiellement inspirée par la prudence politique d’une cour suprême désormais privée du soutien du pouvoir fédéral.
Alors que les critiques émanant des défenseurs du titre indigène dénonçaient la contradiction entre le rejet de la doctrine terra nullius et la ‘sanctuarisation’ du freehold title, les inquiétudes grandissaient du côté des fermiers et des opérateurs économiques qui craignaient de voir l’ensemble des droits fonciers ‘modernes’ mis en péril dans un proche avenir. Face à la fermeté, comme à la prudence, de cette jurisprudence le gouvernement Howard a opté pour une réforme discriminatoire qui traduit la réintroduction de la doctrine terra nullius.
§ 2 - La réponse gouvernementale: l’éradication progressive et systématique des droits fonciers traditionnels.
Alors que l’extrême droite et une partie de la coalition constituant la majorité parlementaire proposaient l’extinction pure et simple des droits indigènes (le [page 115] “One point plan” préconisé par Madame Pauline Hanson), le gouvernement Howard proposait son plan en dix points (“Ten point plan”).
La nécessité de réformer le Native Title Act 1993 certes n’était pas nouvelle.[37] Le 8 mai 1997, le gouvernement fédéral faisait connaître ses dix grandes orientations en réponse aux récents développements jurisprudentiels. L’exposé des motifs soulignait que pour le pouvoir fédéral “... the Wik decision pushed the pendulum in the aboriginal direction. The 10 point plan will return the pendulum to the center”. Si l’option affichée est le recentrage et le rééquilibrage des droits, la réalité apparaît cependant très différente à l’examen des dix propositions devenues depuis lors, à quelques exceptions près, la loi de 1998. Ces propositions visaient à:
(1°) réaffirmer la validité des droits créés sur les terres de la couronne dans la période comprise entre le 1er janvier 1994 et le 23 décembre 1996. Cette disposition vise à valider tous les détournements commis à l’encontre du Native Title Act 1993 depuis son entrée en vigueur jusqu’à l’arrêt Wik. Ces violations de la loi étaient nombreuses et concernaient quelques 4.600 concessions minières accordées par l’Etat du Queensland au mépris de la législation fédérale et plus d’un millier de concessions minières accordées par l’administration du Territoire du Nord. C’est dire la mauvaise volonté des ‘États de la frontière’ dans la mise en œuvre d’une législation fédérale jugée inadaptée aux réalités locales, et leur mépris des mécanismes de négociation entre opérateurs économiques et communautés aborigènes que le nouveau texte cherche à annihiler;
(2°) réaffirmer l’extinction du titre indigène là où s’exerce un droit ‘moderne’ exclusif de tout autre droit: ce qui vise outre le freehold title,[38] les concessions de toutes sortes servant à l’implantation de constructions à usage d’habitation (‘residential leases’) ou les terrains affectés à un usage soit commercial (‘commercial leases’), soit public (‘community purpose leases’). Cette disposition permet de sécuriser tous les terrains situés en zones urbaines ou en voie d’urbanisation mais aussi les concessions à usage agricole (‘agricultural [page 116] leases’), et ce, à partir du moment où l’exploitation du fonds est inconciliable, à raison de la nature et du contenu des prérogatives accordées sur le fonds, avec la jouissance continue des anciens droits coutumiers. Plus généralement le texte vise à éteindre le titre indigène chaque fois qu’il se trouve en concurrence avec un droit moderne susceptible d’évoluer vers un véritable droit de propriété (freehold title): ce sera le cas lorsque l’occupant temporaire disposera d’une option d’achat sur la parcelle en cause. La loi ne laisse en suspens que les droits de pâture (pastoral leases) du fait de leur régime spécifique tenant à leur caractère précaire (sauf la possibilité pour leurs titulaires d’étendre leur domaine d’activité afin de rendre impraticable l’exercice des droits coutumiers).
Le projet, devenu loi, manque donc son objectif premier puisqu’il n’éteint pas de façon plénière et immédiate les titres indigènes qui coexistent avec les ‘droits de pâture’. Ce faisant le texte de loi conforte le bien fondé de la position adoptée par la High Court dans l’arrêt Wik;
(3°) lever les empêchements faits à l’administration de réserver des terres (pour une affectation future à un usage public), sur lesquelles un titre indigène pourrait être revendiqué. On supprime le droit de négocier sur tous les terrains concernés par des projets d’aménagement ou d’implantation d’équipements collectifs notamment;
(4°) permettre au titulaire d’un droit d’exploitation (pastoral lease) de développer toute activité complémentaire à son activité principale. Cette disposition est une réponse directe à l’arrêt Wik: l’exploitant aura la possibilité de sécuriser lui-même ses droits en usant du fonds de telle sorte que sa possession devienne exclusive, et incompatible avec la survie de toute forme de droit traditionnel. Cette disposition constitue une discrimination en ce qu’elle permet à une personne privée de créer unilatéralement, et arbitrairement, les conditions de cette extinction. Car, même si cette spoliation donne lieu à une indemnisation, rien ne permet d’en contrôler le caractère strictement nécessaire. Par ailleurs, il semble difficile de se satisfaire d’une indemnisation calculée sur la valeur vénale du bien, qui ignore le caractère extra-patrimonial des droits exercés en rapport avec la terre, lequel conditionne le respect et la survie des valeurs culturelles et religieuses, et en définitive la survie d’une organisation sociale. Cette possibilité pour le titulaire d’un droit de pâture ou de tout autre droit d’usage d’étendre l’objet de son droit d’exploitation pour empêcher l’exercice des droits coutumiers revient à donner à des personnes privées poursuivant un intérêt personnel, un ‘droit d’expropriation pour cause d’utilité privée’. Pour sécuriser définitivement les droits modernes la loi réaffirme que l’octroi d’un droit emportant extinction du titre indigène a un effet absolu et définitif: les droits indigènes ne peuvent en aucun cas reprendre effet. Ce dernier point n’ajoute rien à ce qu’avait affirmé l’arrêt Wik conforté par une décision encore [page 117] plus récente;[39]
(5°) la loi garantit à titre conservatoire les droits de passage exercés par les requérants aborigènes sur des terres données à bail (pastoral lease), pendant la durée de l’instance en revendication du titre indigène;
(6°) pour lever tous obstacles au développement de l’activité minière le texte restreint le droit de négocier des communautés aborigènes. Ce droit n’a plus lieu de s’exercer quand il s’agira de prospection minière. Et alors qu’autrefois la négociation s’exerçait successivement lors des opérations de prospection et à chaque étape du développement du projet d’exploitation, désormais, le droit de négocier ne s’exercera qu’une seule fois au stade de la première mise en exploitation. La société minière est désormais dispensée d’avoir à négocier pour obtenir l’autorisation de développer son projet initial, l’autorisation donnée une fois valant pour toutes les extensions ultérieures du projet;
(7°) en vue de garantir les projets de développement et d’équipements futurs, la réforme réaffirme la possibilité de remettre en cause le titre indigène par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique dans les zones non comprises dans des périmètres urbains. Les communautés aborigènes ne pourront plus prétendre à être consultées sur le principe même du projet. Leurs garanties se limiteront à l’octroi d’une juste et préalable indemnité;
(8°) la loi réaffirme le droit pour la couronne de réglementer l’exploitation des zones marines, et des ressources tirées des fonds marins, ce qui n’est pas incompatible avec la récente reconnaissance par la jurisprudence d’un titre indigène portant sur les étendues marines (Croker Island case)[40];
[page 118]
(9°) enfin, le projet visait à réduire les délais de traitement des requêtes en revendication des droits indigènes, et même à les interdire à terme en usant d’un procédé qui obligeait les communautés aborigènes à accepter les termes d’une négociation sous la menace d’une déchéance de leur droit à agir en revendication:
- en incitant les États à promulguer des législations destinées à hâter la clarification des droits s’exerçant sur le foncier;
- et en fixant une date butoir, à l’issue d’un délai de 6 ans, pour initier de nouvelles instances judiciaires en revendication de droits ou en indemnisation de droits éteints. Ce délai de forclusion aurait permis de réduire à 6 ans l’incertitude quant aux droits respectifs des deux communautés, en violant de manière évidente le Racial Discrimination Act 1975, comme l’a souligné la Australian Law Reform Commission. Ce délai de forclusion a été abandonné à l’issue du compromis négocié par le sénateur Harradine. La combinaison initiale de ces deux dispositions, montre bien que l’objectif (qui marque encore l’esprit général de cette législation) n’était pas seulement de réduire les délais de traitement des requêtes en revendication, mais bien de les interdire à terme;
(10°) la recherche d’accords globaux, négociés à l’échelon étatique ou régional, destinés à éviter le recours au traitement judiciaire, trop formel et trop lourd, des revendications foncières (à l’instar du Canada).
L’opposition du sénat à ce projet et le compromis acquis à une voix de majorité, celle du sénateur Harradine, conduira le gouvernement à apporter deux modifications essentielles à son projet initial. Il abandonnera purement et simplement le délai de forclusion de 6 ans, et d’autre part, prévoira dans la loi nouvelle que lorsque des dispositions imprécises du nouveau texte laisseraient un doute quant à la volonté du législateur de déroger aux dispositions du Racial Discrimination Act 1975 “Cette loi sera comprise et interprétée en conformité [page 119] aux dispositions du Racial Discrimination Act 1975” (section 7). Cette disposition présentée comme une victoire du sénateur Harradine et comme une concession majeure signifie a contrario que le législateur de 1998 a pu, dès lors qu’il l’a exprimé de façon claire et précise, déroger aux dispositions du Racial Discrimination Act 1975, lequel constitue la seule garantie en Australie contre toutes les formes de discrimination. C’est dire que la loi de 1998 constitue une législation discriminatoire voulue et assumée comme telle par le gouvernement fédéral. A bien des égards le compromis, obtenu sous la pression politique et dans un climat préélectoral, appelle la suspicion. Le nouveau texte moins nettement discriminatoire que la précédente version demeure un instrument au service non point d’une extinction immédiate, pleine et entière, du titre indigène, mais d’érosion à la fois rapide et inéluctable de ce dernier.
En définitive trois dispositions, qui constituent le cœur de la réforme conservatrice, réduisent la portée de la jurisprudence de la High Court:
- l’extinction immédiate et complète des droits indigènes concurrents des baux ou concessions accordés à des tiers sur les terres de la couronne;
- la possibilité offerte aux titulaires de ‘droits de pâture’ de diversifier leur activité afin d’élargir le champ des prérogatives que leur reconnaît l’acte créateur de droits, de telle sorte que nul droit traditionnel ne puisse être invoqué valablement. Cette disposition qui joue systématiquement en défaveur d’une seule et même catégorie d’Australiens constitue, à l’évidence, un acte de discrimination raciale;
- la remise en cause du droit de négocier évoquée plus haut (section 43-A).
En dépit de son caractère manifestement discriminatoire ce texte pourrait offrir une base textuelle favorable à de nouveaux développements jurisprudentiels. Dans l’immédiat il brise la cohérence d’un système juridique australien entièrement repensé à la lumière des principes non-discriminatoires depuis une génération. Il porte un coup certain au processus de ‘réconciliation nationale’ qui n’est autre qu’un processus de décolonisation.
B - La réforme libérale crée un divorce entre le droit issu du Parlement et le droit jurisprudentiel et retarde le processus de décolonisation de la société australienne.
La loi de 1998 souligne l’existence de deux blocs juridiques fondamentalement opposés dans leurs conceptions et leurs principes. Le droit parlementaire remet en cause trente années d’ouverture (ou de velléités d’ouverture) du droit anglo-australien à l’égard du droit indigène. Cette dualité nouvelle n’apparaît guère viable sur le long terme et donne l’impression d’un système qui se cherche (§ 1). Dans l’immédiat, la réintroduction de la doctrine terra nullius ruine les efforts de [page 120] réconciliation nationale (§ 2).
§ 1 - La réforme de 1998 crée un dualisme juridique fondé sur des principes irréductibles.
Trente années d’une évolution jurisprudentielle fondée sur l’idée que l’application du droit anglo-saxon à la minorité aborigène constituait une forme de discrimination raciale avaient abouti en 1992 à reconnaître l’existence d’un droit indigène, d’une société dualiste et d’un double système de tenure foncière. Aujourd’hui, le Native Title Act 1993 réformé en 1998 reconnaît toujours en son article 109 le principe d’un titre indigène mais pour s’ingénier à en faire un droit purement virtuel. La remise en cause du titre indigène, et les modalités retenues, traduisent l’idée d’une primauté accordée aux intérêts d’une communauté sur l’autre, qui dissimule mal la volonté de nier la spécificité de la société indigène. En ce sens, il s’agit d’une réintroduction de la doctrine terra nullius. Cette réforme constitue donc une brèche dans la cohérence d’un système repensé sur le postulat que toute politique anti-discriminatoire passait par une approche communautaire. Désormais privé de sa cohérence le système juridique australien devenu un véritable laboratoire à expériences inédites donne le sentiment d’évoluer en tous sens animé par des conceptions diamétralement opposées. Ce droit australien à tête de Janus (a) pourrait encore évoluer à l’avenir, la palette des solutions juridiques pouvant encore s’étendre si la jurisprudence australienne se décidait à entrer dans la logique des droits ‘réservés par traité’ (b).
a - La réforme de 1998 en dérogeant aux principes généraux du droit australien a créé un droit à tête de Janus.
L’exemple australien souligne une divergence, intolérable à terme, entre un droit jurisprudentiel toujours plus audacieux, et des politiques gouvernementales exprimant la frilosité des opérateurs économiques. L’issue d’un tel décalage parait encore incertaine, la question étant de savoir si la réaction ultra-libérale constitue autre chose qu’une solution provisoire de repli ou au contraire un revirement durable et l’amorce d’un retour à la doctrine terra nullius.
La jurisprudence est restée ferme sur ses positions. Elle a d’abord refusé d’édulcorer le titre indigène en de simples droits d’usage reconnus aux aborigènes. Elle a, ensuite, refusé d’admettre que les concessions accordées à des éleveurs pour des durées déterminées aient pu interrompre, et donc éteindre, les droits immémoriaux du premier occupant. Tel est l’apport respectif des deux principaux arrêts rendus dans le sillage de l’arrêt Mabo, en 1995 (Commonwealth v State of Western Australia), puis en 1996 avec Wik.
[page 121]
Cette dernière décision a été perçue comme trop prudente. Mais le réalisme commandait de ne pas exposer l’intégralité des titres fonciers ‘modernes’ à une contestation qui pourrait prendre la forme d’un ras de marée de requêtes en revendication de droits. Car si les juridictions canadiennes accueillent indistinctement tous les recours (quelle que soit la nature du titre foncier ‘moderne’ objet de la contestation) il convient de rappeler que l’essentiel des droits fonciers nés de la colonisation ont été créés par l’autorité publique après que des accords préalables aient vu les communautés indiennes renoncer, en tout ou en partie, à leurs droits ancestraux. Dès lors, la jurisprudence nord-américaine ne traite que d’un contentieux quantitativement ‘résiduel’. Ce contentieux résulte, soit de difficultés d’interprétation des termes des traités (c’est le contentieux des treaty rights[41]), soit de revendications foncières là où la colonisation a eu recours à la dépossession violente des indiens (c’est le contentieux des aboriginal rights, dont les cas se rencontrent plus fréquemment sur la côte Pacifique du Canada que sur le versant Atlantique).
Wik évoque les limites de la ‘révolution Mabo’. La High Court qui ne pouvait substituer entièrement une fiction juridique (celle de l’égalité des droits) à une autre fiction juridique (la doctrine terra nullius) ne pouvait faire autrement que d’assumer une partie des séquelles laissées par deux siècles de colonisation, sauf à jouer les ‘apprentis sorciers’ en prenant le risque de précipiter la société australienne dans le chaos. La doctrine terra nullius n’est donc pas tout à fait éteinte, ses séquelles subsisteront à jamais.
La réforme du gouvernement Howard, par son caractère discriminant, constitue un retour, au moins partiel, sur trente années d’évolution. Cette réforme dont on ne peut mésestimer l’impact, sonne le glas du processus de ‘réconciliation des communautés’, mais apparaît à plus long terme comme un combat d’arrière-garde voué à l’échec. Si le pouvoir fédéral a tenté d’endiguer les revendications foncières, et de précipiter le processus d’érosion du titre indigène, il n’a ni éteint le titre indigène ni assuré l’Australie contre de nouveaux développements. Alors même que le nouveau texte voté n’était pas encore entré en vigueur une cour [page 122] fédérale reconnaissait pour la première fois un droit coutumier s’exerçant sur des étendues marines[42] tandis que quelques mois plus tôt une cour inférieure statuant en matière pénale admettait un argument tiré du droit coutumier pour écarter l’application de la loi pénale de l’Etat.[43] L’état du droit australien n’est donc plus ce qu’il était voici trente ans.
[page 123]
Enfin, sur un plan plus pratique, de nombreux opérateurs économiques essentiellement étrangers préfèrent négocier l’octroi de royalties en faveur des communautés concernées plutôt que de risquer un contentieux même dans les hypothèses où les droits coutumiers ne sont pas encore officiellement reconnus. La réforme du gouvernement Howard, essentiellement destinée à tranquilliser quelques milliers d’éleveurs, souligne le divorce entre une Australie citadine et celle des ‘petits blancs’ du bush australien profondément marqués par des décisions qui, pour la première fois, affirmaient autre chose que la loi suprême du colonisateur. Wik a révélé ce profond divorce des mentalités, et en même temps le désarroi d’un pouvoir fédéral prêt à faire supporter à la communauté nationale le coût de l’indemnisation de la vague d’extinction de droits fonciers que devrait entraîner ce texte. L’ironie du sort verra en effet le monde des affaires et des compagnies minières tenter (un peu tard) de calmer une opinion publique manipulée depuis des années afin de réduire la portée d’une loi qui fera supporter à l’économie nationale le rachat des titres indigènes directement menacés. Car si une communauté majoritaire en Australie peut désormais ‘exproprier’ dans son propre intérêt, une communauté minoritaire, c’est bien une partie non négligeable du domaine foncier national que la Nation australienne dans son ensemble s’apprête à racheter, en quelque sorte, à ses premiers occupants, après que ces derniers aient fait (si nécessaire) reconnaître leurs droits en justice.
Le divorce entre l’état du droit jurisprudentiel fondé sur une évolution de fond menée depuis 30 ans (et dont Mabo constituait l’aboutissement), et d’autre part la réaction ultra-conservatrice apparaît intolérable sur la durée. L’issue d’un tel divorce pourrait être politique, rien ne permettant d’exclure un changement radical d’orientation à court terme. En effet, le gouvernement fédéral australien structurellement affaibli par des dispositions constitutionnelles qui ne lui donnent qu’une compétence d’exception par rapport aux États ne dispose jamais de la durée, sa majorité n’étant élue que pour 3 ans, ni de l’autorité suffisante pour pouvoir se priver du concours de la High Court en cas de frictions avec les États.
Enfin, malgré le recul que constitue la réforme de 1998, la High Court a finalement fait assumer au pouvoir fédéral le plus viscéralement opposé au titre indigène de légiférer certes au détriment de ce dernier mais en acceptant l’impensable: le principe de l’existence du titre indigène.
La réforme de 1998 crée une incertitude quant à la façon dont le système australien va réagir face à une reconnaissance toujours plus poussée des valeurs cultuelles aborigènes et, d’autre part, la négation des droits fondamentaux de cette communauté sur sa terre. Car ces droits, au-delà de l’aspect patrimonial, conditionnent la survie de la société indigène. Mais, cette réforme pourrait aussi [page 124] favoriser l’amorce d’une évolution jurisprudentielle, ni prévue, ni souhaitée, par ses auteurs.
b - La réforme de 1998 pourrait à terme déboucher sur une mutation jurisprudentielle en faisant entrer le système australien dans la logique des ‘droits réservés par traité’.
Justice Robert French, président du National Native Title Tribunal, rappelait que le titre indigène existe toujours malgré la loi de 1998, que son fondement est jurisprudentiel, qu’il n’a nul besoin de fondement législatif pour exister et que les efforts pour tenter de le circonscrire n’y suffiront pas.[44]
Le paradoxe serait même de voir la réforme du Native Title Act 1993 pousser la jurisprudence australienne vers les solutions retenues au Canada. En effet, la recherche d’accords globaux destinés à éviter le recours aux dispositifs trop formels et trop lourds de traitement des revendications foncières (solution qui se rapproche du système des accords régionaux comme en a connu le Canada) afin de tenter de ‘déjudiciariser’ la question des droits fonciers aborigènes, constituait la dernière des dix orientations du Ten Point Plan. Cette solution préconisée par le gouvernement fédéral ferait pour la première fois rentrer le système australien dans la logique des traités qui caractérise aussi bien la Nouvelle-Zélande que le Canada. Cette logique juridique nouvelle favoriserait indéniablement le rapprochement de la jurisprudence australienne des solutions déjà définies au Canada. Elle réduirait le contentieux des aboriginal rights au profit de celui des treaty rights, en ouvrant vers des développements jurisprudentiels, jusqu’ici impossibles du fait de l’absence de norme écrite liant le colonisateur et le colonisé. Cette réponse d’un pouvoir politique conservateur en mal de revanche ne ferait qu’alimenter, au lieu de l’anéantir, la construction jurisprudentielle élaborée à partir de l’arrêt Mabo.
Dans l’immédiat, la loi de 1998 relance le processus de colonisation mais n’éteint pas de façon plénière le titre indigène. Elle retarde, plus qu’elle ne résout, le problème posé par la coexistence d’un double système de tenure foncière, en donnant une primauté aux droits fonciers modernes qui ne fera qu’alourdir le passif intercommunautaire.
[page 125]
§ 2 - La réintroduction déguisée de la doctrine terra nullius gèle le processus de décolonisation de la société australienne.
Au plus fort du débat parlementaire sur la loi nouvelle le chef du gouvernement australien a vu la publication du rapport commandé par son prédécesseur sur la question des ‘générations volées’. Il s’est refusé à présenter des excuses au nom du gouvernement à la communauté aborigène, au motif que les générations d’australiens actuels n’étaient pas responsables des forfaits commis dans le passé. Un passé, pourtant pas si lointain, cette politique d’assimilation forcée n’ayant cessé qu’avec le référendum de 1967 qui chargeait le gouvernement fédéral de légiférer “en ce qui concerne” les Aborigènes, dans le contexte de l’adhésion à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination.
Sur bien des points la loi nouvelle ravive les pires souvenirs de la colonisation d’antan, car elle annonce le désengagement de la Fédération à l’égard des Affaires indigènes renvoyées, en quelque sorte, aux États (le référendum de 1967 avait pour but de conférer cette compétence à la Fédération, jugée plus favorable à la communauté aborigène que ne l’étaient les États). Ainsi, alors que l’agence fédérale en charge des programmes de logement et d’aide sociale aux populations indigènes la Aboriginal and Torres Strait Islander Commission (ATSIC) se voit annoncer des réductions budgétaires drastiques au point de laisser craindre sa disparition, la loi de 1998 charge, en son article 43-A, les États de légiférer pour éventuellement supprimer le ‘droit de négocier’ qui impose aux opérateurs économiques de demander l’autorisation des propriétaires traditionnels pour tout projet de mise en valeur ou d’exploitation du foncier. En posant pour principe que les États pourront prévoir tous aménagements ou dispositifs de substitution au droit de négocier, pourvu que ces dispositifs n’offrent pas de garanties moindres aux Aborigènes que celles contenues dans la législation fédérale, Canberra renvoie à la sagacité des gouvernements parfois les plus hostiles au titre indigène le soin d’établir la règle du jeu. Et ce, alors que ces mêmes gouvernements étatiques ont déjà tenté par le passé de contester l’application du Racial Discrimination Act 1975 (le Queensland)[45] ou de [page 126] légiférer contre la jurisprudence Mabo (le Queensland)[46] ou, encore, de légiférer contre le Native Title Act 1993 (l’Australie Occidentale dont la législation a été invalidée par la High Court en 1995).[47] Le principe même d’envisager des dispositifs alternatifs au droit de négocier sous le contrôle du National Native Title Tribunal constitue une dénaturation profonde du Native Title Act voté en 1993, en remettant en cause la seule garantie d’un minimum d’équité dans les rapports entre Aborigènes et opérateurs économiques.
La possibilité d’étendre le domaine et l’objet du pastoral lease pour éteindre unilatéralement les droits traditionnels, constitue une sorte de procédure d’accaparement autorisée par la loi. Dans la mesure où ce dispositif ne joue qu’en faveur des colons blancs et au détriment des propriétaires coutumiers il apparaît clairement comme une discrimination raciale et une remise en cause des engagements internationaux.
Enfin, sur la question de savoir si la Fédération chargée par le référendum de 1967 (et les dispositions de l’article 51(xxvi) de la constitution[48]) de légiférer en ce qui concerne les aborigènes pouvait sur le même fondement constitutionnel légiférer au détriment de ces derniers, la question reste posée, la High Court [page 127] n’ayant pas clairement répondu sur ce point à l’occasion du Hindmarsh Island Bridge case en date du 1er avril 1998.[49] Mais le sens donné au vote massif de l’électorat australien donnant compétence à la Fédération pour prendre en charge le sort des Aborigènes en 1967 semblait jusqu’ici devoir être interprété de façon non ambiguë dans le sens de compétences exercées dans le but de promouvoir le statut de l’Aborigène et non de réduire les garanties, il est vrai, constitutionnellement inexistantes de cette communauté. La High Court voudrait-elle sanctionner le nouveau texte, elle se heurterait au silence de la Constitution de 1901 qui ne mentionne nulle part des principes comparables à ceux contenus dans l’article 2 de la Constitution française de 1958 (qui rejette toute forme de discrimination fondée sur la race, la religion ...) pas plus d’ailleurs que [page 128] l’existence de cette minorité.[50]
Pour apprécier la marge de manœuvre de la High Court, il convient de souligner que cette dernière, dans son action passée à affirmer les droits aborigènes, a toujours eu à statuer dans le cadre de contentieux portant sur la non-conformité des textes étatiques à la législation fédérale. Si elle a pu exercer un contrôle de fond c’est, à la faveur d’un contrôle formel, en faisant prévaloir la législation fédérale conforme aux engagements internationaux de la Fédération sur des législations étatiques faisant fi des principes non-discriminatoires.[51] Dans le cas présent la High Court se trouve placée dans la situation inédite d’une législation fédérale proche des aspirations des États et contraire à la Convention sur l’Élimination de toutes les Formes de Discrimination. Dès lors, la marge de manœuvre de la High Court est étroite: le principe de la souveraineté (illimitée) du Parlement demeure un argument de poids dans la tradition juridique d’un pays qui certes dispose d’une constitution écrite mais limitée à l’organisation des pouvoirs au sein de la Fédération et qui ne contient aucune déclaration des droits susceptible de receler des principes constitutionnels. En outre, si le Common law est source de droit, il reste inféodé à l’Act du Parlement. Certes, l’Australie envisage de rompre avec la couronne britannique mais peut-être pas encore avec une théorie surannée destinée au XVIIème siècle à affirmer la suprématie du parlement sur un pouvoir royal (celui des Stuart) tenté par l’absolutisme monarchique.[52] Il est donc à craindre qu’après avoir subi les conséquences d’une théorie héritée du XVIIIème siècle (la doctrine terra nullius fondée sur les [page 129] écrits de Vattel) la communauté Aborigène d’Australie ne se retrouve encore de nos jours victime d’une politique fondée sur une doctrine, encore plus ancienne, héritée de l’histoire constitutionnelle d’un pays qui certes n’est plus la métropole mais reste le berceau d’une culture juridique pour le moins oppressive.
Enfin, la question fondamentale posée par ces derniers développements est celle de la légitimité d’une politique d’assimilation là où tout concourt à souligner l’impossibilité de concevoir de politique non discriminatoire qui ne passerait pas d’abord par un droit à un développement ‘séparé’. La High Court a affirmé ce principe dans le cas du Queensland dans deux arrêts rendus le 11 mai 1982[53] qui condamnaient les politiques d’intégration ou d’assimilation. La remise en cause des politiques de discrimination positive fondées sur le race power de la Fédération, comme la réinterprétation du sens donné au référendum de 1967 ne sont que deux manifestations du refus du nouveau pouvoir fédéral de considérer l’Aborigène comme un citoyen australien placé dans une position particulière au sein de la société australienne. Les croyances dans les vertus de l’assimilation et [page 130] dans le principe d’une égalité formelle tiennent lieu aujourd’hui de politique aborigène au pouvoir fédéral qui de ce fait revient sur le lent processus de reconnaissance de la spécificité indigène préalable à un véritable processus de décolonisation amorcé dans le sillage du référendum de 1967, et de l’arrêt Mabo de 1992.
Conclusion
Avec Wik la High Court a posé les limites au-delà desquelles le droit ne sert plus à construire, mais au contraire menace l’équilibre d’une société. Wik Peoples n’est ni un recul ni une trahison, il est l’approfondissement d’un véritable processus de décolonisation engagé en 1967 sur le plan des principes, mais qui n’a commencé à se concrétiser qu’à partir de 1992 avec Mabo.
Le gouvernement des juges contraste avec les politiques de revanche, qui envisageaient initialement d’imposer aux Aborigènes de négocier sous la menace d’un délai de forclusion de 6 ans. Le Native Title Amendment Act 1998 viole-t-il les principes non discriminatoires, et les engagements internationaux de l’Australie ? La cour suprême sera peut-être amenée à le dire en tant que juge de la constitutionnalité. Cependant, rien n’exclut que sa position diffère fondamentalement des principes affirmés en 1995 lorsqu’elle a invalidé la loi votée par l’Australie Occidentale (Commonwealth v State of Western Australia). En effet, la High Court jusqu’à présent n’avait eu qu’à sanctionner la non-conformité des lois votées par des États opposés aux politiques fédérales favorables aux aborigènes. Désormais les États comme la Fédération mènent de concert une même politique de remise en cause des droits aborigènes. La garantie de ces droits est l’objet d’incertitudes: ils sont fondés sur le common law lui-même assujetti à l’autorité de la loi, et sur les engagements internationaux de la Fédération, ce qui pour les tenants de la ‘souveraineté illimitée du parlement’ ne constitue pas un obstacle sérieux.
La cour suprême australienne se trouverait confrontée à un réel dilemme si elle se trouvait saisie d’un recours contre la loi fédérale de 1998: elle serait condamnée soit à revenir à un simple contrôle formel de constitutionnalité, en renonçant à tout contrôle au fond, soit à assumer pleinement sa fonction normative, sauf à se renier elle-même en trahissant les principes définis dans Mabo. Dans un débat de plus en plus virulent sur la légitimité de l’action des cours de justice et particulièrement de la High Court une partie de la doctrine se montre favorable à l’affirmation d’un gouvernement des juges perçu comme la seule alternative à l’absolutisme des chambres. Ce mouvement doctrinal met en relief certaines tendances jurisprudentielles passées amorçant la substitution à la théorie surannée de la ‘souveraineté du parlement’, d’un principe nouveau: la [page 131] ‘souveraineté du peuple’. (Voir notamment en ce sens, Wright 1998.) La souveraineté du peuple interprétée par le juge constitutionnel s’appuierait sur ce que d’aucuns considèrent comme une ‘déclaration implicite des droits’ (Smallbone 1993), faute de pouvoir trouver le moindre début de déclaration des droits dans une constitution technique conçue comme un simple instrument de coordination entre les instances fédérales et les États.[54] En fait la tendance générale est à la prudence ces spéculations doctrinales ne se fondant que sur trois décisions (parmi lesquelles l’arrêt Mabo) qui ont vu la High Court interpréter les silences de la constitution.[55]
Si la réaction ultra libérale devait être autre chose qu’un simple feu de paille, elle constituerait l’amorce d’une reconstruction d’un système d’apartheid. En 1998 l’Australie réunissait sa convention pour préparer le passage à la République au 1er janvier 2001, tout en affirmant d’avance que cette République ne garantirait que des droits virtuels à une catégorie de ses citoyens en mettant par parenthèses tout ce qui pourrait permettre à la minorité ethnique de se développer selon un mode culturellement adapté à ses besoins et à ses aspirations, et en lui laissant pour seule alternative la marginalisation ou l’assimilation pure et simple. Cette réforme évoque le retour en force d’un [page 132] apartheid informel, suffisamment efficace pour garantir la suprématie blanche.[56]
A l’opposé de cette philosophie la High Court a opté pour un système de droits concurrents qui, tout en sacrifiant l’égalité entre droits coutumiers et droits modernes, crée les conditions d’une coexistence effective des deux systèmes. Ce faisant la High Court a fait le choix d’une politique autochtone. En principe, rien ne lui interdit de maintenir cette orientation. L’Australie donnera alors la curieuse image d’un système judiciaire qui à l’issue de procédures retentissantes reconnaitra des droits fonciers traditionnels,[57] puis d’un traitement législatif qui permettra à un opérateur économique (parmi lesquels des fermiers, mais aussi de puissantes sociétés étrangères, ayant investi par pure logique spéculative) de mettre en œuvre un processus d’extinction de ce même titre indigène dont le coût financier sera supporté par une collectivité nationale majoritairement citadine. Le seul coût financier et économique de cette législation permet de douter de sa viabilité sur le long terme.
En renvoyant le traitement du problème aborigène aux États le gouvernement fédéral n’a pas éteint le principal foyer d’incendie, il n’a fait qu’en démultiplier le nombre: désormais le bras de fer opposera directement chacun des six États (outre le Territoire du Nord) à la cour suprême, laissant un répit au pouvoir fédéral pour tenter de relancer un processus de réconciliation nationale au moment même où s’annonce une nouvelle vague de dépossessions et de déplacements forcés de population des lieux de vie actuels.
La réforme de 1998 constitue l’amorce d’un processus ni planifié, ni préparé: celui des procédures d’expulsion menées contre des collectivités entières, celui des voies d’exécution, celui qui segmente un problème social pour n’avoir pas à [page 133] le traiter. Ce sera l’érosion du titre indigène, le développement de l’assistanat qui permettra d’attester d’un accroissement de l’aide dans le domaine social. La nouvelle législation fédérale dénie à l’aborigène australien le droit à mener une existence digne, au prétexte qu’il est depuis 1967 un citoyen australien à part entière, et donc a priori un citoyen comme les autres. En ce sens, le refus de reconnaître le crime des ‘générations volées’ témoigne de la continuité des options politiques au-delà des époques, au moment même où une autre génération va être légalement dépossédée de ce qui constitue son cadre de vie, et avec lui, son mode d’organisation sociale et sa culture.
Enfin, au moment où l’Australie se considère comme devenue une nation majeure maîtresse de son destin apte à se libérer de la tutelle nominale d’une couronne étrangère, la question aborigène montre que cette même Australie n’est pas prête à rompre avec le principe désuet de la souveraineté illimitée du parlement, qui constitue le garant de la suprématie d’un groupe ethnique majoritaire puisqu’il permet à un parlement de défaire, à une voix de majorité, le verdict populaire exprimé trente ans plus tôt par plus de 90 % des votants.
Aujourd’hui, la High Court n’a d’autre alternative qu’entre la trahison de ses principes et un gouvernement des juges qui peut seul imposer une rupture sans failles avec l’héritage laissé par deux siècles de colonisation, sauf à admettre l’idée que le rule of law (l’état de droit à l’anglo-saxonne) ne soit que l’expression d’un pouvoir politique lié par nul principe supérieur ni engagement d’aucune sorte.
L’Australie faussement consensuelle des Jeux olympiques de l’an 2000 offrirait alors l’image d’un absolutisme parlementaire que ne pourrait tempérer ni l’application de principes constitutionnels inexistants, ni de principes généraux du droit, insusceptibles d’être portés par un pouvoir judiciaire, qui serait dans cette perspective, inapte à s’ériger en rempart ultime contre ce qui apparaîtrait alors non comme l’expression du rule of law mais bien comme un nouvel apartheid.
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[11]Le premier contrat de bail relatif au Mitchellton pastoral lease conclu en 1915 en application du Land Act 1910 (Qld) sera résilié en 1918 pour non-paiement du loyer. Le même domaine fera l’objet d’un nouveau contrat de bail qui courra de 1919 à 1921. Enfin, plus tard, à partir du 12 janvier 1922, ces terres seront réservées au bénéfice exclusif des aborigènes.
Le Holroyd pastoral lease fera l’objet d’un premier contrat signé en 1945 (toujours en application du Land Act 1910) qui courra jusqu’en 1973. Un second droit d’exploitation sera accordé pour trente ans à compter du 1er janvier 1974 (en application du Land Act 1962). Seul le premier de ces deux contrats limitait comme dans l’hypothèse du domaine Mitchellton les droits nouvellement créés à l’activité pastorale (“for pastoral purposes only’).
[16]Selon Toohey:
If inconsistency is held to exist between the rights and interests conferred by native title and the rights conferred under the statutory grants, those rights and interests must yield, to that extent, to the rights of the grantees. ((1996) 141 ALR 189-190).
[21]Regina v Sioui (1990) 3 CNLR 127 (SCC). Les Hurons du Québec invoquaient le droit de pratiquer leurs rites sur le site d’un parc naturel de la province et demandaient à être autorisés à poursuivre ces pratiques (comportant notamment le droit d’abattre des arbres et de faire du feu) par dérogation aux textes qui régissent la conservation des parcs naturels. La Cour Suprême du Canada fit droit à leur requête en se fondant sur les dispositions de l’article 88 de l’Indian Act 1985. Le juge Lamer affirma que
les droits garantis par le traité pouvaient être exercés sur l’ensemble du territoire fréquenté par les Hurons de l’époque (en 1760 lors de la signature du traité), aussi longtemps que la pratique des usages et des coutumes ne s’avère pas incompatible avec l’usage particulier que la Couronne fait de ce territoire ((1990) 3 CNLR 127, 156).
[22]Delgamuukw v British Columbia (1993) 104 DLR (4th) 470 (BCCA). La jurisprudence canadienne a réaffirmé sa position dans cet arrêt rendu en appel en 1993 (à la requête des Gitskan et les Wet’suwet’en, deux communautés indiennes de la Province de Colombie Britannique), et dont le recours, devant la Cour Suprême du Canada, a été examiné en juin 1997.
Il convient de rappeler qu’à partir du 17 avril 1982, date d’entrée en vigueur du Constitution Act 1982, (annexe B du Canada Act 1982 (UK) 1982, c. 11), et de son article 35, les droits traditionnels fondés sur la coutume (aboriginal rights) et [page 103] les droits traditionnels fondés sur les traités conclus avec la puissance coloniale (treaty rights) ne peuvent plus être éteints par voie législative, que ce soit de façon directe ou même indirecte.
Dès lors, se fondant sur cette réforme constitutionnelle la Cour d’appel a souligné que pour la période antérieure à 1982 les droits traditionnels avaient pu être éteints. Mais la cour apportait une restriction essentielle à ce principe, en ajoutant que même dans le cadre d’une extinction législative acquise sur la base du droit antérieur à 1982 l’extinction du droit traditionnel “dépendrait nécessairement de la nature de l’intérêt ‘indien’ (indigène) affecté par l’acte, et de la nature du droit créé”, car il n’existe nulle règle a priori, et l’effet extinctif de l’acte s’apprécie in concreto en fonction de la nature des droits modernes créés par cet acte
l’octroi d’un droit en pleine propriété (fee simple) n’exclut pas nécessairement l’usage d’un droit traditionnel. Une terre détenue en pleine propriété, non cultivée, non-clôturée, et dépourvue d’occupant, ne remet pas nécessairement en cause l’exercice des droits de chasse... En revanche, la construction d’une école sur un fonds habituellement utilisé pour des activités traditionnelles remettra en cause ou suspendra le droit d’occupation. (Jugement Macfarlane, (1993) 104 DLR (4th) 470, 525)
[29]La politique définie par M. Howard rompt avec toute conception communautaire. Il refuse l’idée d’un ‘traité’ avec les aborigènes qui porterait reconnaissance de droits souverains à cette nation ou même, qui exprimerait la reconnaissance du droit coutumier:
... if the document starts talking about different laws for different sections of the community, I won’t agree to that either, because I believe in the indivisibility of the law in the country, although it should be sensitive to different groups within the community (Sydney Morning Herald, 12 novembre 1997: 17).
Les options assimilationnistes du Premier ministre fédéral apparaissent dans sa définition de la politique de réconciliation, laquelle doit se traduire par un droit d’accès, égal pour tous, à la santé, à l’emploi, à l’éducation, un droit au respect de la culture, au rétablissement des faits historiques, tout en réaffirmant en contrepartie le principe d’unité et d’uniformité du droit applicable “... we are united together as Australians, living under one body of law, that to which we are equally accountable but from which we are all entitled to an equal dispensation of justice”. Cette orientation très proche de notre Politique de la Ville constitue l’antithèse du droit à un développement séparé et à une logique de type autochtone comme l’exprime l’Accord de Nouméa signé en 1998 qui souligne la nécessité “... de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun".
[43]C’est la solution retenue dans Police v Yunupingu, (unreported, magistrates’ court, Darwin, 20 February 1998, n° 9709243). Dans cette affaire le prévenu, Galarrwuy Yunupingu, président du Northern Land Council, poursuivi du chef de dégradations à la propriété mobilière d’autrui a été relaxé des fins de la poursuite. Il s’agit, là, de la toute première décision rendue en Australie où le titre indigène interfère directement dans le procès pénal. Elle fut accueillie par les critiques du ministre de la justice du Territoire du Nord, Shane Stone, qui déclara que cette décision cautionnait des pratiques issues d’un droit coutumier aborigène “barbare et inacceptable” (Sydney Morning Herald, 23 février 1998).
Cette décision atteste de l’existence d’un mouvement qui paraît se dessiner pour admettre que la notion de titre indigène intégrée au common law puisse permettre à tout Aborigène (sur l’ensemble du territoire de la Fédération) d’invoquer les droits traditionnels comme moyen de défense dans le cadre de poursuites pénales. Cette possibilité avait été implicitement reconnue dans l’arrêt Mabo de 1992. Dans Wik Peoples le juge Gunmmow souligna en page 193 et 194 de son jugement que même après l’octroi des terres en concession à des éleveurs, les aborigènes pénétrant sur ces terres pour y exercer leurs droits de passage, de chasse, de cueillette ... ne pouvaient être poursuivis pour avoir violé la propriété d’autrui car ils auraient en ce cas agi “on the basis of a bona fide assertion of a claim to rights conferred by native title”. Ceci ne signifie pas que le droit traditionnel prévaut sur le droit étatique, le principe demeure donc celui de l’ignorance de la coutume dans son volet pénal. Mais dans la mesure où certains éléments du droit traditionnel sont devenus partie intégrante du droit civil australien moderne (c’est le cas des droits fonciers indigènes) le droit traditionnel reconnu et intégré au droit civil australien constitue du même coup un moyen de défense devant les juridictions pénales. Pas seulement un fait justificatif, mais bien un élément de droit qui constitue une excuse légale dès lors qu’est invoquée, de bonne foi, la croyance en l’autorité du droit coutumier. Ce qui, en définitive, revient à invoquer l’ignorance légitime de la loi pénale de l’Etat.
[53]Koowarta v Bjelke Petersen, et Queensland v The Commonwealth (1982) 39 ALR 417. La première de ces affaires porte sur la légalité d’une décision de M. Bjelke Petersen, Premier ministre du Queensland, refusant d’autoriser la vente de parcelles du domaine public à un groupe aborigène (il est arrivé que les aborigènes cherchent à préserver leurs droits en rachetant à l’Etat leurs terres coutumières), dans la mesure où il serait contraire à la politique de l’État de permettre à des aborigènes “d’acquérir de vastes zones de terres supplémentaires (par rapport à celles qui leur étaient déjà ‘réservées’) pour une exploitation par des groupes aborigènes vivant en autarcie” Le requérant, Koowarta, souleva l’illégalité de cette décision en ce qu’elle violait les principes de non-discrimination raciale garantis par la loi fédérale de 1975 (Racial Discrimination Act 1975).
L’Etat du Queensland (ceci fait l’objet du second arrêt) tenta d’annihiler cette argumentation en invoquant l’inconstitutionnalité de la loi non discriminatoire de 1975 (soutenu en cela par les États du Victoria et d’Australie Occidentale) pour avoir été prise dans une matière qui excède les compétences de la Fédération. Ce moyen fut rejeté au motif que la constitution donne à la Fédération compétence pour légiférer en matière de protection des droits de l’homme, cette matière relevant des compétences de la Fédération dans le domaine des relations internationales ‘External affairs’. Dès lors, le Queensland qui avait longtemps poursuivi une politique qualifiée pudiquement ‘d’intégration’ (en regroupant une population de 25 000 Aborigènes dans ses 115 réserves) alors que cette pratique avait été abandonnée partout ailleurs, fut contraint de mettre fin à sa politique discriminatoire, et de se conformer aux dispositions de la loi de 1975.
[54]Le pays frère de l’Australie, la Nouvelle-Zélande parce qu’il est organisé sur le modèle d’un État unitaire n’a pas de constitution écrite. Dès lors, la forme fédérale des institutions est la seule véritable justification à l’existence d’une constitution écrite en Australie. Paradoxalement, de ces deux nations la seule à disposer d’une déclaration des droits est la Nouvelle-Zélande: le Treaty of Waitangi Act 1975 a réussi à faire du Traité de Waitangi la déclaration des droits servant de référence à l’ensemble du système juridique du pays. Cette norme constitutionnelle a trouvé sa traduction notamment en 1995 avec la réforme du système électoral qui institue un système de double liste destiné à permettre aux électeurs, qui le désirent, de ne voter que pour des élus Maoris, lesquels sont dotés d’un quota de sièges au sein du Parlement.