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PART IV. A PERSONAL SUMMARY

AND DISCUSSION

 

 

                                              A la mémoire de Johan Pauwels

                                            Ne meurent que ceux qu’on oublie

 

 

VILLES AFRICAINES ET

PLURALISME JURIDIQUE

 

 

                                                                                Jacques Vanderlinden

 


Lorsqu’en novembre 1962, Johan Pauwels vînt me trouver pour me demander de lui suggérer un sujet de thèse, je venais d’ouvrir mes enseignements de droit coutumier
[1] à l’université Lovanium par une conférence publique intitulée “L’heure du droit africain”. J’y soulignais l’intérêt du droit urbain, pont entre le passé et l’avenir (Vanderlinden 1962a). Je venais aussi d’y donner une consultation à l’ambassade de Belgique au sujet du paiement d’une importante [page 246] somme d’argent en francs belges à la famille d’un officier parachutiste congolais mort accidentellement en cours de formation en Belgique. Et j’avais fait admettre par l’ambassade la primauté de la coutume urbaine de Kinshasa favorisant la femme et les enfants de la victime sur je ne sais plus quelle coutume pré‑coloniale faisant des frères du défunt ses seuls héritiers. Dès ce moment j’avais noué avec la ville africaine et le pluralisme juridique[2] un lien que je revivifie aujourd’hui.

 

Ma réponse à Johan fut immédiate: il devait consacrer sa thèse à la coutume urbaine de Kinshasa. Je passe sur les péripéties de l’exhumation des dossiers ‑ nous nous sentîmes les héritiers de Carter et Carnavon découvrant le tombeau de Toutânkhamon ‑, sur le trésor transporté à Lovanium et sur le patient travail de Johan au cours des mois et des années qui suivirent. Rechtskeuze en wording van een eenvormige stadsgewoonte in de inlandse rechtsbanken van Léopoldville (Kinshasa), 1926‑1940 (Pauwels 1967) devait en sortir cinq ans plus tard et je regretterai toujours que les convictions personnelles profondes de son auteur, convictions que non seulement je respecte mais encore j’admire, aient privé cet ouvrage du public qu’il méritait. Je regrette également que le hasard qui gouverne la mode en matière scientifique n’ait en outre pas permis d’inscrire cette thèse dans une perspective pluraliste qui nous était, à l’un comme à l’autre, encore inconnue. Mais qu’importe. Me revoilà, au seuil de la retraite, au point de départ de ma carrière et face à mes souvenirs. Mais face aussi, j’en suis convaincu, aujourd’hui comme il y a trente‑cinq ans, à l’un des lieux privilégiés de la formation des droits africains de demain et du pluralisme juridique en action.

 

Un mot au sujet de ce dernier est d’ailleurs de mise pour éviter les confusions. Comme le montre par ailleurs ce volume, l’hypothèse pluraliste est tout d’abord vigoureusement combattue par certains, ensuite protéiforme dans la mesure où ses adeptes ne s’entendent pas sur son contenu, enfin souvent confondue avec des phénomènes évidents de la vie juridique qui résultent de l’application de termes identiques à des réalités différentes en raison de l’imprécision propre à notre langage. L’intitulé qui préside à ce volume se garde d’ailleurs bien d’y faire référence, si ce n’est indirectement en parlant de champs normatifs, vocabulaire emprunté à l’un des pionniers en la matière et repris par nombre d’auteurs depuis lors.

 

J’ai rencontré le pluralisme juridique sans l’avoir voulu en 1970 à l’occasion [page 247] d’un colloque international organisé par le Centre d’histoire du droit et d’anthropologie juridique de l’Institut de Sociologie de l’Université libre de Bruxelles. A ce moment, la démarche[3] du promoteur de l’entreprise, J. Gilissen, était plus intuitive qu’articulée. A l’issue du colloque, il me confia le soin d’en élaborer la synthèse (Vanderlinden 1972) et c’est en compagnie de l’Ordinamento giuridico de Santi Romano que je partis à la découverte de la notion et préparai cette synthèse. Conforté par l’accueil favorable fait à la définition que j’en proposais[4], je n’y pensai plus jusqu’à ce que deux invitations à Leiden (Vanderlinden 1989), puis à Aix‑en‑Provence (Vanderlinden 1993)[5] m’encouragent, en deux temps, à remettre ce que je tenais pour acquis radicalement en question[6]. Aussi m’apparaît‑il indispensable de régler le problème des champs normatifs et, partant, du pluralisme, avant d’aborder les villes africaines.

 

 

A propos des champs normatifs

 

En guise de hors d’oeuvre, disposons immédiatement des simples confusions de langage et particulièrement de celle que contribue à entretenir le texte d’Adelman.

 

Dans le langage des constitutionnalistes, comme Adelman, le glissement est constant entre pluralisme juridique et pluralisme politique (celui‑ci se refétant [page 248] dans un pluralisme constitutionnel), ces deux derniers mots constituant le plus souvent la manifestation par excellence de l’idéal démocratique; celui‑ci, à son tour, s’inscrit le plus souvent jusqu’à présent dans ce qu’Adelman appelle la perspective constitutionnelle libérale[7]. Malgré l’adhésion que l’on peut éventuellement apporter à certaines de ses thèses, elles ne présentent que peu de rapports d’une part avec le pluralisme juridique, d’autre part avec les villes africaines. En outre, au‑delà de cette différence de prémisses, dans le cas de l’Afrique du Sud, je plaiderais pour une référence à la pluralité plutôt qu’au pluralisme et je parlerais de systèmes politiques ou constitutionnels ‘pluraux’ (ou non), plutôt que ‘pluralistes’. Ceci peut sembler une simple querelle de mots, mais les ambiguïtés que véhiculent constamment l’imprécision et la confusion des termes me paraît hautement préjudiciable à tout dialogue fructueux.

 

Ceci dit, dans sa réaction au texte d’Adelman, De Boeck s’inscrit, sans ambiguïté encore que sans s’y référer explicitement, dans une perspective pluraliste qui dépasse effectivement la dualité simpliste (et fort peu pluraliste) au niveau des producteurs du droit entre État et société civile, ou encore entre droit officiel et non officiel, voire droit et non droit. Lorsqu’il écrit que “l’implosion de l’État conduit[8] à la création d’un nouveau modèle dynamique d’interaction, dont les contours sont jusqu’à présent seulement vaguement définis, entre espaces et groupes socio‑politiques et culturels, multiples et dialectiquement interdépendants, unis les uns aux autres en des hiérarchies en constant mouvement et définies par les stratégies personnelles des acteurs sociaux au niveau local et global”, il décrit, à l’adjectif près, le contexte du pluralisme juridique tel que je l’envisage.

 

Particulièrement intéressante dans cette perspective est sa référence aux stratégies personnelles des acteurs. Elle rejoint directement l’insistance que je mets sur le marchandage de droit et de for ouvert aux sujets de droitS[9], donc [page 249] l’indétermination des solutions, qui est l’une des caractéristiques essentielles, selon moi, du pluralisme juridique. Ma seule hésitation à la lecture de la phrase de De Boeck est sa référence aux “espaces [d’autres diraient aux champs] socio‑politiques et culturels” dans la mesure où je me demande si celle‑ci est encore nécessaire dès lors que l’accent est mis sur l’individu et les groupes dans lesquels il inscrit son action deviennent le référent premier de l’analyse. Je préférerais l’éliminer dans la mesure où elle risque de maintenir chez certains une ambiguïté quant à l’abandon de la référence à l’État laquelle est étroitement liée à un champ d’action, en l’occurrence le territoire. C’est pourquoi sans nier l’existence de champs d’action et une éventuelle territorialité du droit, je préfère les ramener à une dimension purement géographique dans laquelle se meuvent des réseaux sociaux, de même que je favorise la référence à des réseaux semi‑autonomes, et surtout autonomes, comme je le montrerai dans un instant.

 

Tout aussi intéressante est la référence de De Boeck à l’existence de circuits ‑ je dirais les ‘réseaux’ cette fois encore ‑ qui, précisément, se meuvent en dehors du champ des territoires nationaux, lequel est propre aux droits étatiques et traditionnellement considéré comme étant celui du pluralisme. Il vise en l’occurrence ceux, internationaux, de l’économie informelle qui échappent au contrôle de l’État africain. De ce point de vue d’ailleurs, il rejoint Adelman, lorsque celui‑ci dénonce d’autres réseaux, ceux du libéralisme constitutionnel soutenu par les organisations financières et monétaires internationales. Enfin, ni l’un ni l’autre n’ont rien inventé dans la mesure où depuis plus d’un siècle d’autres réseaux extérieurs au continent jouent un rôle capital dans les orientations de celui‑ci ‑ en ce compris au niveau du pluralisme juridique; je veux parler de celui des différentes confessions religieuses européennes et de l’islam. Chaïbou en témoigne lorsqu’il met en avant les tensions entre courants modernistes et intégristes de l’islam, ces derniers faisant partie d’un mouvement à l’échelle mondiale, dont on ne peut dire qu’il soit particulier à l’espace géographique nigérien.

 

Mais je m’engage progressivement sur le fond en oubliant que mon point de départ était simplement de clarifier un point de langage et d’éliminer de mon propos les références au pluralisme constitutionnel. Je poursuis donc dans la ligne des clarifications pour aborder le sens à conférer au mot coutume.

 

Lorsqu’un État africain comme le Niger ‑ et il n’est pas le seul ‑ reconnaît, même sous conditions, la coutume comme source de droit positif ‑ le seul que l’État connaisse ‑, il incorpore le peuple ‑ il serait plus exact de dire les peuples [page 250]  ‑ vivant dans ses limites géographiques parmi les producteurs de droit. Ceci peut sembler une évidence et le temps est définitivement dépassé où un comparatiste de la réputation de René David se risquait à écrire que l’Éthiopie, pendant des siècles, n’avait pas connu de droit, mais seulement “des coutumes”. Cette observation serait sans doute inutile si, dans sa glose du texte de Chaïbou, Otto ne semblait vouloir persister dans cette voie lorsqu’il écrit que “la vie coutumière fournit abondance de normes qui peuvent être cueillies par le législateur ou le juge de manière à en faire dériver une règle juridique”. Et il enchaîne: “Mais, même si 100% d’une communauté suit des normes coutumières plutôt que des normes prescrites par le droit, ceci ne nous oblige pas à changer l’étiquette de ‘coutume’ en ‘droit’”. Le lieu n’est pas d’engager ici une polémique sur ce point. Je souhaiterais seulement préciser qu’à mes yeux ‑ et j’en suis convaincu aux yeux des juges qui composent le siège des juridictions nigériennes en cause comme aux yeux de Chaïbou (tant qu’à gloser sur ses propos, glosons!) ‑ la coutume, dont il est question dans le texte de ce dernier, est une source de droit au sens plein et entier du terme au même titre que la loi, la jurisprudence, la doctrine ou la révélation. Le seul fait de la reconnaissance par la Cour d’État de son pouvoir de contrôle sur cette coutume l’inscrit dans le champ juridique, en l’occurrence celui de l’État nigérien; s’il en était autrement, elle lui échapperait (voir Vanderlinden 1995a, 1995b). Tout le reste est littérature.

 

Abordons maintenant le fond du problème: la multiplicité des champs normatifs et son corollaire (à moins que se manifeste un ordonnancement qui les transcende), le pluralisme juridique.

 

En guise d’introduction, je souhaiterais reprendre l’exemple, sommairement évoqué, de la veuve du lieutenant parachutiste. En effet, je me range résolument dans le camp de ceux qui dégagent leur perception du pluralisme de l’observation concrète plutôt que d’une réflexion abstraite; je suis donc un empirique. Cette veuve se trouvait dans une situation où deux ordres juridiques distincts étaient susceptibles de la régir: d’une part sa coutume d’origine, qui était également celle de son mari défunt et d’autre part celle que depuis des années les tribunaux de la ville de Léopoldville avaient contribué à cerner en tant que s’appliquant à cette classe se situant à l’articulation de deux mondes, les évolués. Se conformer à sa coutume d’origine aurait eu pour effet l’abandon de l’indemnité de décès à la famille de son mari et aussi sa réintégration plus ou moins poussée dans celle‑ci, sa belle‑famille et ses beaux‑frères (ou l’un d’entre eux) assumant désormais à son égard et à celui de ses enfants les responsabilités de leur parent défunt. Telle était, en tout cas, leur perception de la solution à donner au problème et elle était parfaitement conforme à leur coutume, dont je rappelle qu’elle était aussi celle d’origine de la veuve. Celle‑ci, qui avait une profession ‑ si mes souvenirs sont bons, elle était infirmière ‑, leur opposait sur [page 251] ce point ‑ et pas nécessairement sur d’autres ‑ la manière dont elle avait vécu depuis son mariage (la coutume n’est‑elle pas, avant toutes choses, comportement; voir Vanderlinden 1996a), le mode de vie qu’elle avait partagé avec son défunt mari et de nombreux autres couples résidant, comme eux, en milieu urbain. A ce titre et, j’insiste sur ce point, dans ce cas particulier de conflit entre sa coutume d’origine et ce qu’elle estimait être devenu sa “nouvelle”[10] coutume, elle estimait, sans pour autant vouloir rompre totalement avec la première, devoir faire prévaloir la seconde. Confrontée à deux ordres juridiques ayant vocation à gouverner son comportement, donc sujet de droitS, elle devait effectuer un choix et elle l’avait fait. C’est là un parfait exemple de pluralisme comme je l’entends, c’est‑à‑dire d’une situation dans laquelle un individu se trouve au carrefour de plusieurs ordres juridiques et oriente par son choix la solution à donner à un conflit éventuel tant du point de vue du for compétent que du droit applicable.

 

De ce constat, il découle que le sujet de droitS, au contraire de son homonyme, le sujet de droit, est l’un des participants actifs à la définition du contenu de sa vie juridique. Comprenons‑nous bien. Je ne dis pas qu’il est seul à déterminer l’orientation de celle‑ci. Le poids des réseaux normatifs multiples qui l’enserrent est à l’évidence fondamental, puisque c’est dans le contexte de l’un d’entre eux que le sujet de droitS choisit d’inscrire son action. Et je postule non seulement qu’ils sont de nature juridique (car autrement nous n’aurions aucune raison de parler de pluralisme juridique), mais encore autonomes (car autrement il n’y aurait pas pluralisme, mais monisme). Mon sujet de droitS n’est donc pas un animal asocial, libre de déterminer son comportement à sa guise. Quel que soit le choix qu’il fasse, il risque d’entrer en conflit avec l’un, voire plusieurs, des réseaux dont il aura refusé de reconnaître le prescrit. Tel sera certainement le cas de la veuve de l’officier parachutiste dont les relations avec sa belle‑famille étaient jusqu’à là sans nuages. Ce conflit pourra fort bien conduire cette dernière à lui refuser le bénéfice d’un droit prévu dans sa coutume d’origine et dont la veuve se prévaudrait ultérieurement. Indéniablement. Mais c’est là le revers de la médaille dans une situation de pluralisme.

 

Cet exemple est illustratif d’une démarche qui se rencontre rarement chez le plus grand nombre des auteurs qui abordent le pluralisme d’une manière que je qualifierais de théorique sans jamais se référer à une situation concrète de la vie juridique qui illustre leur propos. Ma démarche, je le souligne, est tout d’abord empirique. Que ce soit dans l’exemple de la veuve du parachutiste ou lorsque [page 252] j’ai rédigé mon premier essai de synthèse relative au pluralisme juridique, je suis parti de situations se présentant soit dans le vécu du droit, soit dans les textes. Je les ai analysées, confrontées et organisées autour d’un certain nombre d’idées qui semblaient s’en dégager. Cette attitude n’a guère varié. J’observe textes et comportements ou utilise les observations des autres à leur sujet et essaie d’en dégager une construction de l’esprit plus ou moins cohérente (de préférence plus que moins) qui rende compte d’un certain nombre de phénomènes reliés au juridique. Et j’ai le sentiment que c’est ce que suggère également Greenhouse lorsqu’elle plaide en faveur de l’insertion de différentes facettes de la vie actuelle du droit aux États‑Unis “à l’intérieur du cadre ethnographique entourant les questions de pluralisme juridique” sous peine de se limiter à une solution théorique des problèmes.

 

Ceci dit, comment cette perception du pluralisme se positionne‑t‑elle face aux conceptions de Greenhouse, Roberts et Woodman?[11]

 

Greenhouse d’abord, à qui je demanderai d’emblée de bien vouloir me pardonner le fait qu’elle m’inspire moins que les deux autres dans la mesure, et dans cette mesure seulement, où elle répond à Woodman et donc ne m’interpelle pas directement comme le fait ce dernier. J’ai d’autant moins le sentiment qu’elle s’adresse à moi que je ne crois pas m’inscrire dans la tradition intellectuelle tenace que se partagent le droit académique et l’anthropologie sociale classique et qui distingue la coutume du droit; ce que j’ai écrit au sujet du texte d’Otto devrait être clair à ce sujet.

 

L’opposition entre tenants du monisme et du pluralisme juridique gît‑elle par ailleurs là, comme semble l’impliquer la fin de la phrase de Greenhouse citée il y a un instant? Je ne le pense pas. Les tenants du monisme, quelle que soit la définition qu’ils donnent du droit et le statut qu’ils confèrent à la coutume en tant que source du droit, d’une part raisonnent au départ d’une société déterminée et d’autre part affirment qu’au sein de cette société il n’existe qu’un ordre juridique et un seul organisant l’ensemble des rapports entre membres de cette société.

 

Dans la mesure où cette société ‑ qui est le plus communément assimilée à celle connue dans la théorie moderne sous le nom d’État (encore qu’il n’en soit pas le type unique) ‑ tolère, en son sein, en leur conférant une reconnaissance plus ou moins étendue et contrôlée, l’existence de groupes sociaux disposant de la [page 253] capacité totale ou partielle d’organiser les rapports entre leurs membres à travers un ordre de nature juridique, certains auteurs, dont j’étais en 1972, ont parlé de pluralisme et je renvoie à l’inventaire que j’avais alors proposé des multiples variations auxquelles pareil pluralisme pouvait donner lieu. C’est d’ailleurs sur la nature de certaines de ces variations (que je ne répudie pas aujourd’hui alors qu’elles n’en sont pas moins sans intérêt puisque j’ai complètement abandonné la prémisse sur laquelle elles étaient fondées) que portaient les réserves de Jean Carbonnier, auquel il faudra bien qu’un jour je me résolve à répondre publiquement.

 

Ce pluralisme est toutefois, pour moi, depuis mes textes des années 1990, un pseudo‑pluralisme[12]. En effet, le seul fait de la reconnaissance et/ou du contrôle d’autres ordres juridiques par l’ordre étatique (ou tout autre qui puisse y être assimilé) d’une part incorpore ces autres ordres juridiques à l’ordre étatique, et d’autre part ne permet pas de les considérer comme autonomes; c’est sans doute pour cette raison que les adhérents à ce pseudo‑pluralisme se réfèrent constamment à des champs normatifs ou à des ordres juridiques semi‑autonomes. Dans mon texte de 1972, mon erreur fondamentale avait été de placer dans une catégorie unique les semi‑autonomes et les autonomes, en parlant notamment de ‘pluralisme contrôlé’ ou de ‘pluralisme hiérarchisé’, étant entendu que mon ordre normatif de référence demeurait (en raison à la fois de mon éducation fort peu critique dans un système juridique où seul le droit étatique était supposé être du droit, et du contenu des textes qui m’étaient soumis et dont je devais élaborer une synthèse) celui de l’État opérant dans le cadre d’une société déterminée, la société organisée selon le modèle étatique.

 

Lorsque, dans les années 1990, j’ai repris cette question, d’abord interpellé par un texte d’une collègue, Bénédicte Dembour, invitée au colloque de Leiden, puis par certains textes, comme toujours stimulants de Norbert Rouland, j’ai, en un premier temps (Leiden) réalisé l’indispensable distinction entre réseaux normatifs ou juridiques (je reviendrai sur cette distinction) semi- (et donc pseudo-)autonomes et autonomes. Seuls les seconds m’ont paru pouvoir s’inscrire dans une réflexion sur le pluralisme. Toutefois si nous bornons notre observation aux ordres autonomes (ceci ne veut pas dire, au contraire, qu’il n’existe pas entre eux des influences de toute espèce, mais seulement qu’il n’existe entre eux aucun lien formel de hiérarchie au sein d’un système juridique unique et qu’en [page 254] conséquence chacun produit son droit propre sans devoir tenir compte d’une reconnaissance ou d’un contrôle d’un autre), nous sommes forcés d’admettre qu’entre eux le seul point de rencontre est bien le sujet de droit qui se transforme, par la force des choses, en sujet de droitS.

 

Le texte de Leiden avait été rédigé dans la semaine précédant le colloque et sa rédaction n’avait en rien modifié ma décision de ne point y assister, retenu que j’étais à Bruxelles, par des engagements antérieurs; ma collègue, qui se trouvait à l’origine du texte, accepta ‑ et je ne lui dirai jamais assez ma reconnaissance ‑ de le présenter. Sans en avoir connaissance, Norbert Rouland m’invita à Aix et me laissa le temps nécessaire au toilettage du texte de Leiden. C’est alors que je me rendis compte que celui‑ci contenait une scorie de taille: la référence à une société déterminée. En vertu du postulat de l’autonomie des ordres juridiques en cause dans le pluralisme, il devenait en effet impossible d’encore privilégier un ordre par rapport à un autre, une société par rapport aux autres. Il était donc indispensable d’abandonner la référence à une société déterminée et de consacrer, de manière encore plus claire que dans le texte de Leiden, le rôle fondamental dévolu à l’individu dans la perspective pluraliste. Ce faisant j’avais le sentiment de renverser la perspective selon laquelle j’avais jusqu’à présent regardé le droit, phénomène social certes, mais plurisocial plutôt qu’unisocial, et centré sur l’individu plutôt que sur le groupe.

 

Mais revenons à Greenhouse.

 

Les hasards de la vie m’ayant amené à achever ma carrière au Canada, je n’ai pu m’empêcher de m’intéresser aux Amérindiens et au pseudo‑pluralisme dans lequel ils vivent, ceci d’autant plus qu’une espèce survenue aux États‑Unis au début de mon séjour à Moncton devait particulièrement stimuler ma curiosité (Vanderlinden 1995c). Je rejoins donc Greenhouse dans son constat que “les exigences pratiques qui rattachent le pluralisme juridique à ce que les Américains appellent le ‘multiculturalisme’ soulèvent des questions théoriques plus générales concernant la pertinence de l’analyse culturelle en ce qui concerne la compréhension du droit étatique”.

 

Je me sépare toutefois d’elle en ce qu’elle me paraît s’adresser aux seuls pseudo‑pluralistes en parlant de l’intérêt qu’il conviendrait de porter à “la reconnaissance officielle sélective” de certains contextes par le droit officiel. Si le problème qu’elle pose est en effet fondamental dans la mesure où l’on conserve l’idée de départ que le pluralisme opère dans le cadre de l’État qui reconnaît ‑ et c’est toujours de manière sélective ‑ les ordres juridiques des réseaux semi‑autonomes que constituent, en l’occurrence, les droits des états américains, il n’en sort pas moins du pluralisme au sens où je l’entends. Tel est aussi le cas dans la mesure où la constitution égyptienne reconnaît la primauté [page 255] des “règles formelles de la sharia dans leur fixité et dans leur signification”[13]. En effet, comme la constitution pakistanaise, elle organise ainsi une hiérarchie claire entre les divers ordres juridiques opérant dans le cadre du système juridique égyptien et inclus dans celui‑ci. Il n’y a dès lors qu’un seul système juridique en cause (exactement comme dans le cas où les droits coloniaux reconnaissaient des droits religieux ou des coutumes dans le cadre du système colonial). Pour reprendre des termes de John Griffiths, repris par Greenhouse, nous nous trouvons dans ce cas “à l’intérieur” des systèmes étatiques, dans ce que j’appelle un ‘pseudo‑pluralisme’, alors que je limite le pluralisme à ce qui se trouve à l’extérieur de ceux‑ci.

 

Je la retrouve par contre immédiatement (et, comme elle fait remarquer, à travers elle, Johan Pauwels) lorsqu’elle met l’accent sur “les manières dont les limites conceptuelles et pratiques de la reconnaissance juridique et de la compétence juridique empruntent et contribuent aux répertoires de signes par lesquels l’identité culturelle est reconnue et contestée dans le paysage social plus large à l’intérieur et au delà du droit”. Dans cette affirmation, elle trahit, s’il en était besoin, puisqu’elle le reconnaît par ailleurs sans équivoque, le caractère essentiellement sociologique de sa démarche. A ce seul titre, elle tend à m’échapper par simple incompétence de ma part. Mais quel bonheur de lire la première phrase de sa conclusion lorsqu’elle conteste la démarche de ceux qui “enferment le débat sur le pluralisme juridique en termes de polarité entre droit officiel et champs sociaux multiples” dans la mesure où “ils surestiment la mesure dans laquelle même le droit officiel peut servir de terme de référence stable à la conceptualisation de la différence”.

 

Roberts maintenant. Celui‑ci s’adresse au premier chef au problème que j’ai évoqué de la définition du champ du droit en tant que point d’un construit théorique éthnocentrique, cette définition prenant la forme d’un code binaire juridique‑non juridique. Je n’y reviens pas, si ce n’est pour souligner que je n’ai jamais eu la prétention, qu’il attribue indistinctement à presque tous les anthropologues du droit, de dire à l’Autre ce qu’il est ou même ce qu’est le droit. Je partage entièrement sa notation finale relative à l’impossibilité de la comparaison des droits. Ma seule ambition a toujours précisément été “une tentative consciente de réaliser l’impossible ‑ la définition d’une cadre d’analyse distinct des cultures faisant l’objet de la comparaison” et, à leur défaut, le plus éloigné possible des formulations positivistes du droit.

 

Il aborde ensuite la compartimentalisation de l’espace social, demeurant par là même attaché à une vision du pluralisme centrée sur les champs plutôt que sur [page 256] les réseaux sociaux. Sur ce point, encore plus que sur le précédent, je me sépare de lui en ce qu’il situe le pluralisme là où il n’est pas; comme je l’ai dit, s’il convient de lui attribuer un lieu, c’est au niveau de l’individu qu’il se situe et non ailleurs. Ceci n’exclut pas, pour la commodité du langage, que l’on se réfère à un espace géographique dans lequel se manifeste le pluralisme. Mais celui‑ci n’aura pas d’autre signification que celle d’un référent auquel n’est attribué aucune valeur d’un point de vue juridique.

 

Enfin, un mot sur le texte de Woodman, que je ne reprendrai, de nouveau par souci de brièveté, que sur les points où je pourrais avoir le sentiment qu’il trahit ma pensée et donnerait par conséquent au lecteur une idée erronée de celle‑ci qui risquerait de susciter des confusions par la suite.

 

Le premier point sur lequel nous nous séparons est celui du lieu du pluralisme. Woodman estime en effet qu’il peut être “informatif et utile” d’adopter une perspective de sommet vers la base et appuie cette conviction de quatre exemples qui ne me paraissent pas convaincants et semblent même donner l’impression (fausse assurément car, dans l’ensemble son analyse de mes conceptions est remarquable de clarté) qu’il n’a pas saisi toute la portée de mon propos.

 

Premier point d’intérêt de la démarche plaçant le lieu du pluralisme au niveau de la société et non de l’individu: la compréhension du pluralisme pour des catégories entières d’individus. Mais pareilles catégories existent‑elles? Et comment les définit‑on? Certainement pas par rapport à l’un des systèmes multiples qui les régissent et surtout pas par rapport à celui de l’État qui définit leur nationalité. Car on risquerait alors de retomber dans le piège du monisme, même si celui‑ci n’est pas étatique, dans la mesure où l’on privilégierait un système en le transformant en terme de référence de la constitution de la catégorie. Par rapport à un espace géographique? Peut‑être, mais n’est‑ce pas là une catégorisation tellement vague qu’elle en perd toute signification? Ne convient‑il pas plutôt d’admettre que la multiplicité et la diversité des ordres normatifs de nature juridique (et on sait déjà que je suis prêt à étendre considérablement une certaine notion de droit) auxquels sont confrontés les individus, a pour effet qu’il est difficile, sinon impossible, de vouloir les regrouper en catégories qui ne sont que le fruit d’un impense raisonnant par référence à une société privilégiée, quelle qu’elle soit, voire à l’État?

 

Le second point d’intérêt serait celui du législateur. Dans la pratique, il est sans doute respectable pour quiconque se trouvera devant la tâche, sans doute impossible, de lui faire admettre non un pseudo‑pluralisme, mais un pluralisme consacrant l’autonomie des droits non étatiques. Je suis conscient de m’exposer au reproche d’entretenir sur ce point une dangereuse utopie (Vanderlinden 1998) et le lieu n’est pas ici de développer mes idées sur ce point. Il n’empêche que, [page 257] dans une perspective de renouvellement de l’État africain, il ne me paraît pas interdit d’envisager des solutions consociationnelles qui permettraient, dans un cadre étatique repensé, un véritable pluralisme juridique. Je crains toutefois que lorsque Woodman se réfère au législateur, il n’ait à l’esprit celui de l’Afrique contemporaine pour lequel, dans l’état actuel des choses, le pluralisme ne pourra jamais être que ce qu’il est aujourd’hui, à savoir un pseudo‑pluralisme centré sur l’État néo‑colonial.

 

Le troisième point d’intérêt serait celui de la comparaison du pluralisme juridique dans différents ordres sociaux. C’est précisément là ce que je rejette, puisque, pour moi, le pluralisme juridique est une approche globale totalement indépendante de toute référence à un ordre social particulier. Comme dans le premier cas, je crains fort que pareille justification soit ‑ et je me répète volontairement ‑ le fruit d’un impense raisonnant par référence à une société privilégiée, quelle qu’elle soit, voire à l’État.

 

Enfin l’étude du pluralisme en un seul pays se justifierait par le développement de la compréhension des sociétés humaines. De nouveau, je serais tenté d’être radical et de dire que le pluralisme est tout le contraire d’un phénomène social. Il en serait peut‑être même la négation, dans la mesure où toute société sécrète un droit qui lui est propre et est donc moniste. Lorsqu’elle rencontre un droit sécrété par une autre société soit elle se l’approprie et il s’agit toujours de monisme (c’est le cas de tous les pseudo‑pluralismes), soit elle le combat en tendant à le détruire et à imposer son droit. Ce combat peut se mener à une échelle que j’appellerais globale, lorsque la domestication (certains préfèrent dire hypocritement l’assimilation), voire la destruction totale de la société en cause est recherchée. Il peut également se situer au niveau de l’individu, animal multisocial et lieu du conflit entre les ordres juridiques, selon les mêmes modalités; adhésion plus ou moins volontaire à l’ordre le plus contraignant ou disparition lorsqu’il s’avère irrécupérable, c’est‑à‑dire incurablement pluraliste.

 

C’est dire à suffisance qu’aucun des arguments de Woodman ne me convainc.

 

Mais ce n’est pas tout. Je ne puis le rejoindre dans la confusion qu’il constate entre ‘pluralité de droits’ et ‘pluralisme juridique’ au niveau de sa conclusion. Bien que ne l’ayant sans doute jamais formulé explicitement dans mes textes antérieurs, je considère les deux termes comme appartenant à des mondes totalement différents, sauf, bien entendu, à admettre que sans pluralité de droits il n’y a pas de pluralisme possible. La pluralité constate l’existence de plus d’un droit; elle est une évidence. Le pseudo‑pluralisme constate l’ordonnancement et l’interaction de plusieurs droits par rapport à un système normatif de référence; ainsi le pseudo‑pluralisme de l’Africain, citoyen d’un État, est différent de celui de l’Africain, pratiquant une religion importée sur le continent, qu’elle soit [page 258] chrétienne ou musulmane, et est différent enfin de l’Africain plaçant sa vie juridique sous une coutume. Le pluralisme, enfin, constate l’action simultanée de plusieurs droits, non par référence à un système quelconque, mais par rapport à l’individu, point de rencontre de plusieurs réseaux normatifs. Là se situe sa véritable originalité en tant que perspective permettant de considérer l’ensemble des phénomènes juridiques sans vouloir les réduire à l’unité. Et ainsi, quelque peu paradoxalement puisque nous parlons de choses différentes, je rejoins Woodman dans la dernière phrase de sa conclusion: assurément, “le pluralisme juridique est un concept sans vocation taxonomique, une variable continue,..., comme l’est le droit”.

 

 

A propos des villes africaines

 

Les textes de Chaïbou, Ladley, Otto, Rodriguez‑Torres et Salamone, sans oublier celui de Johan Pauwels, présentent un large éventail d’enseignements quant aux droits susceptibles d’exister dans les villes africaines et, éventuellement aux situations de pluralisme juridique susceptibles de s’y présenter. En certains cas d’ailleurs, comme dans celui du Zimbabwe, il semble qu’on se trouve dans une situation où les mutations culturelles, économiques et sociales découlant de la vie en milieu urbain n’ont donné lieu à la production d’aucun champ normatif ‑ et, a fortiori, de régime juridique ‑ susceptible de les gouverner. C’est ce que Ladley appelle “la zone de clair‑obscur” (the twilight zone) dans laquelle se meuvent les habitants ‑ et particulièrement les femmes ‑ des villes du Zimbabwe. Pareille situation peut paraître étonnante et sans doute faudrait‑il remonter aux sources qui sont les siennes pour mesurer l’exactitude du constat qu’il semble faire. Par contre, les textes de ses collègues sont plus précis et permettent, sans aucune prétention à l’exhaustivité, de mettre en évidence au moins cinq facettes de la problématique générale des champs normatifs urbains en Afrique.

 

 

La problématique droit ‑ non droit

 

L’un des points les plus chauds des discussions entre monistes et pluralistes est celui de l’existence du droit en dehors du contexte étatique. Peut‑on sortir de ce contexte et s’engager sur la pente savonneuse (équivalent de l’intraduisible allitération anglaise, sliding on the slippery slope) de l’européocentrisme ou de l’assimilation au droit de tous les ordres normatifs indistinctement? La querelle est ancienne, sans cesse renouvelée et sans doute vaine. Mais elle est, avouons‑le, particulièrement embarrassante pour les pluralistes qui choisissent précisément, comme moi, de se situer en dehors du champ étatique. Comment pouvons‑nous parler de pluralisme juridique si nous ne commençons pas par [page 259] définir l’objet même de notre propos? Le lieu n’est pas ici de reprendre cette controverse. Je dirai simplement que j’appartiens à cette catégorie qui croit qu’il est possible d’être cohérent avec soi‑même tout en avançant une hypothèse de travail qui contienne un concept de droit[14], permettant d’englober un certain nombre de phénomènes se manifestant dans des sociétés diverses et de construire, au départ des phénomènes ainsi retenus, un cadre de réflexion théorique présentant un certain intérêt.

 

Que ce cadre reflète les conceptions propres au monde intellectuel auquel appartient le chercheur qui le propose, me semble évident; toute réflexion dite scientifique est un construit qui est tributaire de pareil cadre et donc hautement relatif. Ou bien celui qui est proposé obtient une certaine adhésion ou non. Ou bien celui qui est proposé est relativement fécond ou bien il ne l’est pas. Ou bien il est relativement cohérent ou bien il ne l’est pas. Ou bien il permet effectivement, à une échelle la plus large possible, la comparaison des phénomènes rassemblés et leur systématisation, ou bien il ne les permet pas. Il existe ainsi de nombreux critères ‑ les exemples cités sont loin de prétendre à l’exhaustivité ‑ qui permettent d’apprécier l’intérêt d’une hypothèse de départ. C’est la loi de notre métier d’accepter la discussion de celle que l’on est appelé à formuler. Sur ce point, je rejoins Woodman[15] contre Tamanaha. Une chose, en tout cas, me paraît devoir être exclue au niveau de la critique: celle qui consiste à systématiquement qualifier d’européocentrique (en associant à l’adjectif une connotation nettement péjorative), d’impérialiste ou de colonialiste, toute hypothèse de travail présentée par un Européen au sujet, par exemple - puisque c’est notre propos en l’occurrence - des droits africains.

 

Ceci posé, le texte de Rodriguez‑Torres me paraît particulièrement intéressant sur le point d’une éventuelle distinction à poser entre ‘pluralisme juridique’ et ‘pluralisme normatif’. Suis‑je prêt ou non, selon l’idée que je me fais de cette distinction, à incorporer dans le champ du droit la justice expéditive, que l’auteur qualifie elle‑même de “stratégie de régulation sociale autonome”[16]? [page 260] Bien entendu, je commence, au niveau du pluralisme, par lui reconnaître une dimension positive: elle se situe clairement en dehors du champ du droit étatique, comme l’indique l’adjectif autonome, ce qui satisfait ma vision du pluralisme. Mais encore.

 

L’auteur est tout aussi clair sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une justice coutumière au sens que l’on donne souvent communément à l’adjectif lorsqu’on se réfère aux droits précoloniaux tels qu’ils ont survécu et se sont transformés après leur reconnaissance par le colonisateur. En cela elle se sépare de la qualification donnée au phénomène par Salamone (1983: 52) lorsqu’il parle de droit “traditionnel” et reflète en cela la distinction moderne‑traditionnel qui me paraît peu souhaitable; comme le fait remarquer Devisch, celle-ci devient chaque jour plus trouble (blurred). Parfait donc. Mais ne peut‑on aller plus loin et considérer cette justice comme le résultat d’une véritable coutume pénale urbaine, au sens d’un droit créé par le peuple et s’exprimant essentiellement dans son comportement[17]? Ou bien s’agit‑il tout simplement de lynchages (le mot est utilisé par Rodriguez‑Torres) auxquels je ne reconnaîtrais, pas plus qu’elle d’ailleurs si je l’ai bien lue, ‑ et il faudrait dire pourquoi ‑ la qualification de juridique? Je propose une réponse à ces deux questions.

 

Qu’il s’agisse de comportements relevant d’un mode de production coutumier de la norme, me semble difficile à contester. La description qu’en donne Rodriguez‑Torres est limpide quant au rôle de l’élément populaire dans la genèse de la justice expéditive et quant au fait qu’elle se traduit essentiellement dans le comportement des individus. Reste alors posé le problème: ordre normatif juridique ou non juridique. L’auteur nous fournit divers éléments de réponse. Au premier chef vient l’idée que le processus de justice expéditive est validé, et même légitimé, par les communautés elles‑mêmes. Puisque nous parlons éventuellement de coutume et donc de droit produit par le peuple, je suis évidemment prêt à accepter la validation populaire comme un élément de la juridisation du phénomène (je préfère ‘juridisation’ à ‘légitimation’, car le [page 261] premier marque mieux le passage d’un ordre à un autre de manière générale, alors que le second suppose l’existence d’un ordre de référence, celui de la loi, qui est inexistant en l’occurrence), mais je ne crois pas qu’elle y suffise en tant que telle. Rodriguez‑Torres me conduit à une exigence complémentaire à travers deux indices qui apparaissent dans son texte.

 

Le premier résulte de la distinction qu’elle pose entre deux sortes de justice expéditive: celle, relativement formalisée, qui a pour théâtre les quartiers (ceux-ci ne sont-ils pas le reflet de la ‘villagisation’ de la ville, dont parle Devisch?) de Nairobi et celle qui s’exerce dans le centre‑ville. Au sujet de celle‑ci, le texte est révélateur qui distingue une simple ‘pratique’ d’une ‘institution sociale’ en se référant aux travaux de Marc Augé. On passerait ainsi du lynchage, dans lequel primerait “une réaction incontrôlable provoquée par le désir d’en finir avec un ennemi difficile à identifier” (ce comportement traduisant ou non “un refus de l’ordre établi”)[18], au droit. Et c’est là qu’intervient le deuxième indice. En effet le droit serait, entre autres, caractérisé par une certaine institutionnalisation dont on trouve clairement trace dans le texte dès lors qu’il est question de la justice expéditive dans les quartiers: organisation de ce qu’on appellerait une police chargée de retrouver les voleurs, reconnaissance d’autorités “qui jouissent d’un certain prestige dans la communauté et qui sont respecté[e]s par celle‑ci”, participation sélective de la foule (on pense à la lapidation dans les sociétés où elle était ‑ voire est ‑ encore pratiquée). En conclusion, je serais enclin, plus nettement encore que l’auteur, à parler de simple pratique dans le premier cas et de droit dans le second.

 

Enfin, la distinction entre droit et non droit en milieu urbain conduit nécessairement à s’interroger, dans la mesure où un état de droit d’un certain type est souhaité, sur les moyens de faire disparaître le non-droit que caractérisent les lynchages du centre ville de Nairobi, voire d’améliorer le droit que caractérise la justice expéditive des quartiers. Rodriguez‑Torres pose clairement le diagnostic du mal à résoudre et il est évident que l’attaquer à la racine est une tâche qui dépasse, et de loin, les limites de l’ingénierie juridique. Le développement anarchique de vastes conglomérats à la fois urbains et semi‑urbains (voire ruraux sur leur périphérie) en Afrique est un phénomène devant lesquels le juriste est impuissant. Il lui est cependant possible d’essayer d’en atténuer certains effets, encore que l’on puisse très normalement estimer qu’il s’agirait d’emplâtres sur une jambe de bois[19].

[page 262]

Ceci dit, tous les autres exemples de champs normatifs en milieu urbain qui retiennent notre attention aujourd’hui appartiennent clairement, d’un commun accord, au champ juridique, même s’ils n’appartiennent pas au monde du droit étatique.

 

 

La problématique droit créé à la base ‑ droit créé au sommet

 

Si on accepte de conférer la qualification de juridique à certains aspects de la justice expéditive, il est clair qu’il s’agit d’un droit créé à la base et qui s’inscrit dans la perspective d’une restitution au peuple de son pouvoir spontané de production du droit (voir Vanderlinden 1996b). Le mot peuple mérite toutefois une qualification dans ce contexte. En effet, il est utilisé pour désigner ce qu’on appellerait peut‑être, en d’autres circonstances, la base, par opposition à ceux qui, à un titre quelconque, sont détenteurs du pouvoir, sont investis de la fonction de juger ou de celle d’exposer, voire d’interpréter le droit. C’est ce qu’exprime d’ailleurs l’adjectif ‘populaire’ employé pour qualifier la justice expéditive. Mais, par exemple, le peuple c’est également ceux que l’on appelle les enfants de la rue, qui possèdent eux aussi leur droit et auxquels Rodriguez‑Torres et d’autres ont eu l’occasion de s’intéresser il y a quelques années[20]. Il semble bien qu’un effort considérable puisse encore être accompli dans la recherche et l’identification de ces droits populaires que les juristes tendent à négliger. Dans leur spontanéité, ils relèvent du domaine de la coutume et celle‑ci est presque naturellement ignorée par les juristes positivistes; seuls les anthropologues (du droit) semblent s’y intéresser.

 

Il serait toutefois simpliste de voir nécessairement dans la coutume urbaine le résultat d’un mode exclusivement populaire de production du droit. Pas plus d’ailleurs qu’il ne conviendrait d’effacer complètement le rôle du peuple dans cette production au prétexte que la jurisprudence l’a reconnu. D’une part, comme le montre Rodriguez‑Torres, l’État n’est pas indifférent au phénomène du droit tel que le développe la population. Tantôt il feint de l’ignorer, tantôt il l’appuie discrètement, tantôt enfin il lui donne son appui soit en encourageant sa production, soit en absorbant dans le système étatique les résultats de cette [page 263] production. Ce faisant, il tend à gommer son origine populaire pour la transformer en une production jurisprudentielle. Les cas de la coutume urbaine de Kinshasa d’une part et de Niamey de l’autre sont intéressants de ce point de vue.

 

A Kinshasa, comme le montre Johan Pauwels, l’origine du développement de la coutume urbaine part à la fois d’un fait (difficulté d’administrer le grand nombre de coutumes présentes dans le chef‑lieu de la colonie) et d’une volonté politique du colonisateur (adapter, voire supprimer certains éléments de ces mêmes coutumes). L’influence doctrinale du colonisateur est donc importante et la production progressive de cette source nouvelle de droit fait peu de place au peuple, quel qu’il soit. Telle me paraît être la situation dans la période que couvre Pauwels dans sa thèse, soit entre 1926 et 1940.

 

Les choses changent toutefois quelque peu lorsque se développe, en milieu urbain, une classe sociale d’Africains qui se rapprochent dans leur mode de vie et leurs comportements du modèle européen; ce sont ceux que le colonisateur belge appelle les “évolués”. Ceux‑ci gouvernent en effet, au coup par coup, leur vie par des mécanismes juridiques qui sont caractérisés par une rupture avec leurs droits d’origine. Ce faisant ils essaient de faire coïncider leur assimilation progressive au modèle européen avec un droit qui lui soit conforme et le colonisateur ne peut qu’encourager cette tendance qui est conforme à sa politique. Il l’appuie donc, en influençant les tribunaux urbains et en leur faisant reconnaître ces coutumes nouvelles sous le nom de coutume “évoluée”. Sans doute celle‑ci apparaît‑elle formellement comme un produit d’origine jurisprudentielle; mais, en fait, les tribunaux ne sont ici que le porte‑voix à la fois d’un mode de production coutumier se traduisant dans le comportement des “évolués”, et d’un mode de production doctrinal se traduisant dans l’influence de l’administration coloniale sur les juges urbains.

 

Après l’indépendance par contre, notamment à l’époque où se situe mon exemple de l’officier parachutiste, l’influence coloniale a disparu et le tribunal de ville de Léopoldville n’applique plus la coutume “évoluée” que parce qu’elle est devenue et devient chaque jour davantage le droit commun d’une classe moyenne africaine de commerçants et de fonctionnaires qui adoptent chaque jour plus nombreux des mécanismes juridiques qui ne sont pas plus ceux du droit importé épousant le modèle belge que ceux des droits originellement africains. A leur côté, subsiste le droit urbain de Kinshasa qui est désormais un produit essentiellement jurisprudentiel qui s’applique au plus grand nombre des habitants de la capitale.

 

Qu’en est‑il au Niger? D’une part, l’apparition d’une coutume urbaine n’y revêt pas le caractère unificateur qu’elle avait à Kinshasa dès 1926. Ensuite le [page 264] processus est postérieur à l’indépendance et on ne peut donc y voir l’influence directe d’une doctrine coloniale d’assimilation comme dans le chef‑lieu de la colonie belge. Enfin, la question reste posée ‑ à laquelle ne répond pas le texte de Chaïbou ‑ de savoir si l’espèce qu’il cite constitue une pure création jurisprudentielle ‑ dans lequel cas le producteur du droit est bien le juge et même celui qui est le plus éloigné de la base, puisqu’il s’agit de la cour suprême qui se situe au sommet des producteurs de la jurisprudence ‑, ou bien si elle n’est que la consécration occasionnelle d’une coutume qui gouverne un aspect de la vie courante d’une fraction de la population de Niamey. Dans ce dernier cas, il s’agirait bien d’une production du droit par le peuple au sens où je l’entends. Comme on le voit, les différences avec Kinshasa au niveau de la production du droit sont sensibles.

 

Si on regarde maintenant la situation à Nairobi, il est clair que, dans l’institutionnalisation progressive de la justice expéditive, c’est le peuple qui joue le premier rôle à travers son comportement et que nous avons donc affaire à un mode de production coutumier; il en va de même pour ce que j’appellerais, par extension, “le peuple des enfants de la rue” auquel j’ai fait allusion par comparaison. Seule une étude comparative analytiquement approfondie de la pratique de la justice expéditive (comme d’ailleurs du droit des enfants de la rue) permettrait de distinguer, au sein de cette pratique, des différences tenant aux quartiers dans lesquels elle s’exerce, à la composition ethnique ou culturelle de ceux‑ci, à l’existence dans ces quartiers d’autres structures avec ces aspects institutionnels desquels certains aspects institutionnels de la justice expéditive se confondent, et ainsi de suite.

 

Les exemples fournis par Hesseling pour Ziguinchor (dans sa présentation à Leuven dont le texte n’est pas repris dans ce volume) et Salamone pour Ibadan sont nettement différents, puisque la production d’un droit nouveau propre à la ville, est le résultat de ce qu’on a parfois appelé la villagisation de celle‑ci.

 

Dans le cas du Ziguinchor, l’institution diola du ‘parrainage de l’étranger’ s’est transférée en milieu urbain et s’y est adaptée tout en conservant ses traits spécifiques d’origine. Le droit nouveau, comme l’indique clairement Hesseling, est le résultat d’une synthèse entre la coutume diola, les exigences du milieu urbain et un droit de forme législative hérité du colonisateur. Cette synthèse s’effectue à travers une pratique populaire et trouve son expression dans une coutume nouvelle. Celle‑ci réalise, dans ce cas, un véritable pont entre hier et aujourd’hui.

 

Dans l’exemple d’Ibadan, c’est le droit musulman des Haoussa, donc un droit dont le fondement est révélatif, mais auquel s’est ajouté une coutume africaine, qui est impliqué. Le transfert du droit original de l’ethnie en cause semble plus [page 265] net que dans le cas de Ziguinchor, dans la mesure où nous ne percevons pas d’influence du droit nigérian sur la procédure ou sur son résultat: la condamnation du coupable à une forte amende. Mais cette peine est‑elle celle qu’aurait prévu le droit religieux teinté de coutume qui se serait normalement appliqué à une espèce pareille en dehors d’Ibadan? Salamone ne nous le dit pas. Je dirais même que son langage est ambigu sur ce point. Il parle d’une amende (a fine) dont le montant est intégralement attribué à la victime et... au policier. Ne s’agit‑il pas plutôt d’une restitution de la somme volée ou, si le montant alloué à la femme dépasse celle‑ci, d’une restitution doublée d’une compensation? Quant à la somme attribuée au policier n’est‑elle pas, plus prosaïquement, le salaire de la bonne volonté qu’il a montrée à l’égard de la communauté haoussa en encourageant la femme à lui soumettre le litige? Comme le dit Salamone, cet “arrosage” des parties est destiné à entretenir les bonnes relations de la communauté haoussa avec à la fois l’ethnie dominante localement (celle des Yoruba à laquelle appartenait la plaignante) et avec les représentants de l’ordre. Qu’en eut‑il été si toutes les parties avaient été des Haoussa? Je reste sur ma faim.

 

 

La problématique droit unique ‑ droit multiple

 

Lorsque Johan Pauwels aborde la coutume urbaine de Léopoldville en 1962, il se trouve devant un objet qu’il n’a aucune peine à qualifier d’uniforme. Il se trouve en effet devant les résultats d’un effort concerté, vieux de 35 ans, de l’administration belge et des juges du Centre extra‑coutumier afin d’aboutir à cette coutume, commune dans l’écrasante majorité des matières de droit privé, à tous les habitants de la capitale. Mais il est également vrai que ne s’est pas créé un véritable statut de ‘bourgeois’, au sens médiéval d’habitant de la ville, distinct de celui des habitants des campagnes et comparable, par exemple, à celui que conférait éventuellement l’immatriculation. Il en résulte que, malgré l’uniformité de la grande majorité des solutions retenues et peut‑être davantage que ne le mettait en évidence Pauwels, des situations caractérisées par un conflit de droits entre coutumes continuent à être portées devant les tribunaux. Ceci en sus du fait que le système exogène importé par le colonisateur était omniprésent, offrant en permanence une double option de droit et de for en faveur de la ‘civilisation’ dans une perspective assimilationniste.

 

C’est là une situation exceptionnelle en Afrique aujourd’hui, en ce compris à Kinshasa. Certes l’option en direction du droit dit commun (ou encore moderne), le plus souvent dérivé de celui de l’ancien colonisateur, demeure toujours possible dans les États qui ont conservé plus d’un système juridique sur leur territoire, que ceux‑ci soient de nature révélative (comme le droit musulman) ou coutumière (comme la plupart des droits originellement africains). Cependant l’effondrement, généralement constaté du système judiciaire étatique et la [page 266] prolifération de réseaux sociaux informels aux côtés d’une économie et de systèmes politico‑administratifs bénéficiant, si l’on peut dire, du même qualificatif, ont fait d’emblée entrer l’Afrique dans ce que certains appelleraient l’ère post‑moderne. La ville est donc devenue le point de brassage de cultures multiples qui, quel que soit le champ particulier de l’activité humaine dans lequel elles se manifestent, sont autonomes et donc occasion de pluralisme.

 

Elle est également devenue le lieu d’émergence de cultures nouvelles (le droit de la justice expéditive ou des enfants de la rue en font foi) qui coexistent aux côtés de systèmes juridiques qui nous sont moins étrangers et que nous sommes donc davantage enclins à reconnaître comme tels; ainsi des champs normatifs que font régner dans certains quartiers les mères de famille soucieuses de faire échapper leurs enfants au droit des enfants de la rue, ou encore certaines communautés religieuses désireuses de faire prévaloir d’autres valeurs que celles de la violence (je pense dans ce cas autant à des religions que l’on serait tenté d’appeler traditionnelles ‑ qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes ‑ qu’aux nouveaux mouvements syncrétiques dont le rôle en milieu urbain est loin d’être négligeable au plan du droit).

 

Ainsi, de manière infiniment diverse et encore fort mal connue sous l’angle qui nous intéresse, la ville africaine est devenue le lieu par excellence de développement possible du pluralisme juridique.

 

Chacune des situations concrètes envisagées le montre à suffisance. Que ce soit à Ibadan, Nairobi, Niamey ou Ziguinchor, des ordres normatifs, que je n’ai aucune peine à qualifier de juridiques, cohabitent et souvent s’imposent simultanément à des sujets de droitS. Et partout, sauf au Niger, le droit de l’État s’avère être le perdant dans la compétition pour le contrôle des individus. Jamais le mythe du monisme juridique incarné par l’État n’a été mieux démystifié. Toutefois, si pluralisme il y a presque certainement, celui‑ci semble parfois limité et se mouvoir à l’intérieur d’une trilogie: droit étatique, droit urbain et droits religieux ou ruraux. Pareil constat, particulièrement réducteur, aurait de quoi satisfaire les juristes familiarisés avec les droits de la période coloniale. Cette trilogie y était effectivement présente et quiconque a pratiqué cette époque a encore à l’esprit ces mariages conclus simultanément devant l’officier d’état‑civil, devant l’autorité religieuse et selon la coutume de l’une ou l’autre des parties, voire la coutume urbaine. Les conflits internes de droit qui en résultaient, particulièrement en ce qui concerne les prolongements de ces mariages en matière de filiation, de régimes matrimoniaux ou de successions, sont bien connus. Mais ne perdons jamais de vue qu’il s’agissait alors d’un pseudo‑pluralisme soigneusement ordonné par l’État colonial qui reconnaissait et donc s’appropriait les autres systèmes avec des motivations variables sur lesquelles il est inutile de revenir ici.

[page 267]  

Tel est encore fréquemment le cas de l’État post‑colonial, encore que la position de fait, sinon de droit, de celui‑ci soit souvent plus faible que celle de l’État colonial dans son incapacité à assurer un ordonnancement effectif des différentes composantes de son ordre juridique global. Nous nous situons alors dans une zone d’ombre et de lumière, “à l’ombre du droit”, pour reprendre l’expression d’Hesseling, au carrefour du pseudo‑pluralisme et du pluralisme proprement dit. Pareille conception est relativement rassurante dans la mesure où elle s’inscrit dans une certaine continuité qui a dépassé, dans bien des cas, les cent ans d’âge. Elle n’en est pas moins fort peu satisfaisante dans la mesure où elle se caractérise par son formalisme, par une définition du champ juridique somme toute fort classique, et ne prend pas en compte l’immense champ informel de la production du droit dans l’Afrique contemporaine. Elle reste limitée, la plupart du temps, au champ de la forme écrite du droit et ignore la gestuelle, propre à la coutume, comme mode de production du droit.

 

Pareille attitude est parfaitement compréhensible chez le juriste américain, asiatique ou européen qui se penche sur les droits africains et aussi chez ceux des Africains qu’ils ont formé à leur image. Par contraste l’anthropologue s’intéressera, lui, prioritairement à l’informel. Son champ d’observation ‑ le mot dit bien ce qu’il veut dire ‑ n’est‑il pas celui de la gestuelle et donc de la coutume? Mais, en ce qui nous concerne, de cette partie du comportement que nous pensons, à tort ou à raison, pouvoir inclure dans un champ particulier, celui du droit. La parole serait donc, idéalement, à cet être hybride (pour ne pas dire bâtard, qui est passé de mode) et encore trop rare qu’est l’anthropologue du droit. Il sera sans doute le mieux à même d’abandonner un éventuel schéma percevant les droits urbains comme un ensemble homogène et à éviter l’écueil consistant à croire qu’à des situations comparables, voire identiques correspondent des solutions identiques, même lorsqu’il s’agit d’influences exogènes réputées ‘modernisatrices’. C’est donc à juste titre que les organisateurs de cette rencontre en avaient caractérisé l’objet comme étant pluriel. Approfondissant leur propos, on constate que cette diversité tient à toutes espèces de facteurs, dont certains échappent parfois à notre légitime désir de comprendre et, partant, d’expliquer.

 

Ainsi de l’espèce qu’examine Chaïbou. Elle concerne une garde d’enfants et une tutelle, et la Cour d’État du Niger n’hésite pas à y faire intervenir la notion de coutume urbaine, alors que Pauwels fait précisément observer qu’à Kinshasa semblable question serait réglée par les coutumes d’origine des parties, sans qu’il soit fait appel à la coutume uniforme de Kinshasa, coutume urbaine s’il en fût! Certains pourraient être enclins à dire que la différence entre les deux attitudes est peut‑être, tout simplement, une question d’écoulement du temps et d’évolution corrélative et inéluctable dans un schéma de progrès linéaire constant [page 268] des moeurs vers la ‘modernité’[21]. Cela me paraît un peu simple, voire simpliste. En effet, si nous nous plaçons du point de vue de la modernisation et du développement urbain, j’ai le sentiment qu’entre la ville nigérienne des années 80 et le Kinshasa des années 60 il y a peut‑être moins de différences qu’on pourrait être tenté de la croire. Au moment où Pauwels écrit, la capitale du Congo doit compter un demi‑million d’habitants et les influences ‘modernisatices’ qui s’y font sentir depuis des décennies à travers la politique judiciaire de l’administration sont considérables. La pression en direction du ‘changement’ doit donc y être aussi forte, voire plus forte, que dans le Niger contemporain. Et cependant, la notion passe‑partout ‑ utilisée par la Cour d’État et a priori séduisante aux yeux des fonctionnaires belges ‑ de “l’intérêt de l’enfant” n’apparaît pas à Kinshasa, sans que je puisse immédiatement en discerner la raison. Serait‑ce parce qu’en droit belge, à l’époque, cet intérêt n’était pas encore devenu le principe directeur en la matière, alors qu’il l’est devenu en droit français dans les années 80? C’est possible, encore que je répugne à accepter trop facilement pareille explication dont la première caractéristique est son exogénéité.

 

 

La problématique dynamique ‑ stabilité

 

Dans la mesure où le droit des villes est particulièrement le reflet de sociétés en cours de mutation, la question est posée de l’attitude à prendre face à la dynamique qui lui est propre. Celle‑ci peut se refléter sur deux plans: celui d’un choix entre la forme écrite et la forme gestuelle, et entre le mode de production coutumier et les autres modes de production.

 

Une grande partie de l’histoire contemporaine des sources des droits africains a été celle des tentatives du colonisateur d’abord, de l’État post‑colonial ensuite, d’absorber les formulations orales ou gestuelles du droit dans leurs formulations écrites. Jusqu’aux indépendances, les législateurs se sont abstenu d’intervenir en la matière. Tous comptes faits, les coutumiers officiels ont été rares et leur inefficacité a été à la mesure de leurs faiblesses intrinsèques[22]. La jurisprudence reflétant la coutume, si elle a, en certains pays, été non seulement écrite, mais encore abondante, a rarement fait l’objet d’une publication systématique. Il en résulte que, même dans les pays particulièrement bien pourvus de ce point de [page 269] vue, comme le Congo, l’image qu’elle nous offre de la coutume est extrêmement fragmentaire et privilégie certaines régions. La principale contribution à la connaissance de la coutume à travers l’écrit[23] a donc incontestablement été de nature doctrinale.

 

Pauwels, même si son étude a essentiellement une dimension historique, a participé à cette entreprise, comme je l’avais fait moi‑même, en milieu rural, au sujet de la coutume zande. J’ai écrit ce que je pensais de cette entreprise d’appropriation de la gestuelle par l’écrit. Et il me paraît évident que ce que j’écrivais de la coutume rurale vaut a fortiori pour la coutume urbaine. La dynamique propre à celle‑ci ne doit être entravée par rien au plan formel de la production du droit. Or rien n’est plus sclérosant que l’écrit. Même s’il ne reçoit pas une sanction, directe et formelle ou indirecte et informelle, de l’autorité quelle qu’elle soit[24], il freine, voire fige, en raison du caractère ‘magique’ qui s’y attache, la dynamique de la production coutumière du droit, donc la vie de celui‑ci. Ceci pour l’écrit avec une conclusion: il faut laisser à la gestuelle populaire le soin de faire évoluer la coutume selon les temps et les besoins.

 

A supposer maintenant que l’État souhaite d’une manière ou d’une autre intervenir dans ce processus de production du droit qui lui échappe, deux voies lui sont offertes: celle de la loi, avec son corollaire que l’on appelle le plus souvent à tort la codification (il vaut mieux dire, selon moi, rédaction officielle) de la coutume, ou celle de la jurisprudence. Pour les raisons qui viennent d’être exposées, la seconde voie me paraît de loin préférable. Si le coutumier privé n’est pas souhaité, que dire du coutumier officiel, sinon qu’il accroît ce que l’on cherche à éviter: la mort du droit vivant tel que l’exprime la coutume. Certes l’effet du jugement est fort semblable, mais sa relativité permet, à l’évidence, une bien plus grande souplesse.

 

La place n’est pas ici de débattre des mérites respectifs des systèmes juridiques à dominante législative ou à dominante jurisprudentielle. Mais il faut mettre en lumière la souplesse et la malléabilité du processus jurisprudentiel dans les situations de transformation culturelle, économique et sociale qui sont celles des villes africaines. La Belgique, pays de système législatif, l’avait compris dans les [page 270] villes de sa colonie; le législateur nigérien l’a compris aujourd’hui alors que ses homologues de tant de pays voisins se sont abandonnés à l’illusion que la loi pouvait transformer la société au départ des recettes de l’ingénierie juridique. Sans doute le texte de Chaïbou peut‑il donner à penser que ce n’est que contre son gré, en raison des “contradictions entre le courant réformiste qui prône un droit unifié d’inspiration occidentale et le courant islamiste qui réclame l’application stricte du droit musulman” que le législateur nigérien a renoncé à codifier son droit de la famille. Espérons qu’il n’en est rien.

 

En effet, cette ‘immobilité’ forcée permet précisément une responsabilisation du pouvoir judiciaire nigérien qui rejoint son voisin du Burkina Faso, lequel fait appel depuis longtemps déjà, à la notion de coutume évoluée, mais ne lui laisse guère de place depuis la promulgation de son code de la famille. Personnellement mon siège est fait depuis longtemps. Je reprends à mon compte, en le généralisant, le dictum de Chaïbou selon lequel “seule la jurisprudence reste un instrument susceptible d’exercer une action souhaitable sur l’adaptation de la norme [juridique] aux réalités [africaines] actuelles”.

 

 

La problématique formulation précise ‑ concepts flous

 

Dans la perspective de ce qui vient d’être dit du rôle préférentiel à attribuer au juge, la question se pose des termes de référence qui s’offrent à celui‑ci pour justifier son intervention dans des situations que certains n’hésiteront pas à appeler post‑modernes dans la mesure où l’incertitude les gouverne davantage que les certitudes. En cela “l’évolution générale du pays” à laquelle se réfère le juge nigérien ne se distingue guère d’autres formulations appliquées en d’autres lieux; je pense, en particulier, aux “principes directeurs d’une société juste et démocratique” auxquels se réfère la Charte canadienne des droits et libertés. Et il est clair que le double risque, que souligne Chaïbou, d’insécurité juridique et de dénaturation de la coutume est partagé de ce côté de l’Atlantique, si ce n’est que la ‘common law’ lato sensu, c’est‑à‑dire en tant que système juridique, se sente menacée plutôt que la coutume. Mais celle‑ci n’est‑elle pas, à son tour, comme pendant toute la période coloniale, constamment sous la menace de l’ordre public, notion tout aussi floue que les précédentes?

 

Chaïbou voit dans la rigueur de la motivation des jugements le plus sûr garde‑fou contre d’éventuelles dérives résultant du champ ouvert aux juges par les concepts flous. Je puis en convenir, mais cette rigueur ne dépend‑t‑elle pas à son tour de la formation des producteurs de droit, donc des magistrats? Et celle‑ci n’est‑elle pas, tous comptes faits, l’essentiel? Lorsque Pauwels m’a suivi dans l’ensemble des enseignements de droit dit coutumier à Kinshasa, il était encore possible d’espérer sensibiliser les jeunes juristes congolais aux aspects [page 271] positifs des droits précoloniaux. La fusion des enseignements de droit dit écrit et de droit dit coutumier par matières d’abord, la progressive disparition de la dimension coutumière ensuite ont eu pour effet que souvent, aujourd’hui, seul le texte des codes ou des lois est encore enseigné et que la dimension authentiquement africaine du droit a complètement disparu des cycles de formation. La néo‑colonisation des esprits a réussi là où le colonisateur avait laissé subsister un espace, dénaturé peut‑être, mais un espace quand même à l’authenticité africaine.

 

Ceci dit, la sensibilisation à la dimension authentiquement africaine des droits du continent, comme au rôle qu’y jouent des droits exogènes plus ou moins assimilés, ne suffit sans doute pas, à elle seule, à assurer la sécurité juridique ou encore cette ‘efficacité’, cette ‘compétence’ ou l’absence de corruption auxquelles se réfère Otto. La tâche est infiniment plus vaste et tient au climat économique, politique et social qui prévaut actuellement en de nombreux points du continent. Le producteur de droit, qu’il s’agisse du chef, du juge, du sachant, du peuple ou du dieu, n’opère pas dans un vide total. Produire le droit est, sauf pour le dieu, entreprise humaine et à ce titre souvent plus faillible qu’on le souhaiterait. Peut‑être d’ailleurs dans ce contexte faudrait‑il, de temps à autre, penser à revenir à la base du processus de production du droit, au peuple et à la coutume (Vanderlinden 1996b).

 

 

Conclusion

 

De la juxtaposition d’une vision particulière du pluralisme et d’exemples de réseaux normatifs en milieu urbain, quelle conclusion tirer? Essentiellement, que le pluralisme n’est pas toujours là où on croit le trouver.

 

Et pour reprendre à notre point de départ, le droit urbain uniforme de Kinshasa, je dirais que celui‑ci ne s’inscrit dans une perspective pluraliste que dans la mesure où les habitants de la ville, qui y sont soumis, le sont également à d’autres réseaux de nature juridique. Et tel était bien le cas pendant la période coloniale. Il était en effet toujours possible à un Africain, en ce temps-là, soit de placer l’un de ses actes juridiques sous le régime du code civil (ce qui entraînait nécessairement la compétence du tribunal de l’ordre judiciaire européen), soit de demander à ce dernier tribunal de se prononcer sur un conflit relevant de la coutume; certes celui‑ci répugnait à autoriser pareille option et renvoyait le plus souvent les parties devant le tribunal pour Africains (le tribunal indigène, comme on disait à l’époque), mais il n’empêche qu’elle existait et était effectivement appliquée malgré ce qui vient d’en être dit. La solution du renvoi devant le tribunal pour Africains était d’autant plus facilement adoptée en milieu urbain que le tribunal de l’ordre judiciaire principal était conscient du fait que le [page 272] premier appliquait effectivement une coutume dite évoluée.

 

Quant au voleur, dans un bidonville de Nairobi, il me paraît se trouver clairement dans ce que j’appelle une situation de pluralisme. Il est en effet soumis simultanément à deux ordres juridiques, l’un en tant que citoyen kenyan, l’autre en tant que personne fréquentant le bidonville. Conscient des peines qu’il pourrait subir selon que l’un ou l’autre de ces ordres exercerait son pouvoir de contrainte à son égard, il a encore un certain choix, même si s’il est limité et si l’exercice de celui‑ci est risqué: se réfugier dans un commissariat ou subir la justice populaire. Du commissariat il a encore une chance de ressortir libre au seul prix de la corruption. La justice populaire risque, par contre, d’être impitoyable. Salamone évoque ce type de situation dans le contexte nigérian et montre clairement l’intérêt de tomber, même malgré soi, entre les mains de la police plutôt que dans celles de la foule[25].

 

Enfin, constatons que, dans le cas de Ziguinchor, comme dans celui d’Ibadan, nous nous trouvons dans une situation typiquement pluraliste. Le droit positif sénégalais ne connaît pas (et, en cas de conflit au sujet de son application qui serait porté devant ses instances judiciaires, ne reconnaîtrait vraisemblablement pas) la coutume diola de Ziguinchor. De son côté, parce qu’ils n’ignorent rien de ce fait, les Diola de Ziguinchor ne rompent pas totalement avec le droit étatique, mais se placent “à l’ombre” de celui‑ci dans leur domestication des institutions étatiques. Reste alors, en cas de litige, à déterminer le for auquel s’adresser avec le plus de chances de succès; c’est le magasinage de for que j’ai utilisé dans mon analyse de la situation de l’Acadie française et du pluralisme en général. L’individu, sujet de droitS, doit choisir. Hesseling nous montre que sa préférence va, dans un premier temps du moins, aux institutions coutumières de Ziguinchor (on pourrait aussi imaginer qu’en ce cas l’individu choisisse de se retourner vers la coutume diola telle qu’elle se pratique à la campagne, dans son milieu d’origine). L’État ne constitue, de ce point de vue, qu’un second choix. La situation est identique à Ibadan, lorsque la femme yoruba lésée par un jeune haoussa se trouve devant le choix de deux fors: celui du tribunal municipal ou celui du Waziri de Sabo. Elle choisit ce dernier sur les conseils du policier qu’elle a saisi du problème et il est intéressant de voir que celui‑ci ‑ dont l’allégeance première devrait être à l’institution étatique et qui en outre n’est pas un haoussa ‑ la dirige vers le Waziri. Tout, dans cette espèce, indique le transfert des valeurs et du système haoussa en milieu yoruba.

 

Ces deux exemples illustrent également combien la ville africaine est [page 273] indissociable des campagnes qui l’entourent. Ce constat, qui est sans doute davantage visible aujourd’hui dans le paysage que pendant la période coloniale[26], apparaît particulièrement clairement dans le texte d’Anne Griffiths. Celle‑ci met notamment en évidence que l’installation en ville peut fort bien “ne représenter qu’une étape de leur cycle de vie pour la plupart des individus”. C’est dire à suffisance qu’avant d’invoquer le fait qu’un individu inscrit son action quotidienne dans le cadre d’une coutume urbaine, il convient de s’assurer de la mesure dans laquelle il y a coutume, c’est‑à‑dire régularité dans le comportement. Mais Griffiths met également remarquablement en valeur la mesure dans laquelle l’efficacité du marchandage de for, caractéristique du pluralisme, et l’avantage qui résulte éventuellement d’un ‘bon choix’ sont conditionnés par la capacité du sujet de droitS à tenir le discours susceptible d’être entendu par ce for. Elle souligne par là la dimension stratégique qu’implique nécessairement le pluralisme juridique.

 

Pour conclure ces brèves remarques centrées sur les champs normatifs en milieu urbain, je souhaite seulement réitérer, trente‑cinq ans après l’avoir formulé pour la première fois, le credo auquel j’adhères encore aujourd’hui: les villes africaines constituent le creuset des droits africains de demain. Puissent tous ceux qui se pencheront sur lui le faire dans une perspective authentiquement pluraliste.

 

 

Références

 

 

GILISSEN, J. (dir.)

1962       La rédaction des coutumes dans le passé et le présent. Bruxelles: Éditions de l’Institut de Sociologie.

KUYU-MWISSA, C.

1997       ‘La production des normes par les enfants de rues des métropoles africaines: Kinshasa.’ Pp. 81-86 dans D. Darbon et J. Du Bois de Gaudusson (dir.), La création du droit en Afrique. Paris: Karthala.

LALANDE, A.

1951       Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris: P.U.F.

LE ROY, E. et M. WANE,

1982       ‘Les droits non étatiques.’ Pp. 353-391 dans Encyclopédie juridique de l’Afrique, I. Dakar: Nouvelles éditions africaines.

SALAMONE, F.

1983       ‘The clash between indigenous, islamic, colonial and post-colonial law in Nigeria.’ Journal of Legal Pluralism 21: 15-60.

PAUWELS, Johan

1967       Rechtskeuze en wording van een eenvormige stadsgewoonte in de inlandse rechtbanken van Léopoldville (Kinshasa), 1926-1940. Tervuren: Musée royal de l’Afrique centrale.

VANDERLINDEN, Jacques

1962a     ‘L’Heure du droit africain.’ Revue de l’Université de Bruxelles 1-13.

1962b     ‘Vers la rédaction des droits coutumiers congolais.’ Pp. 233-274 dans J. Gilissen (dir.), La rédaction des coutumes dans le passé et le présent. Bruxelles: Éditions de l’Institut de Sociologie.

1972        ‘Le pluralisme juridique: Essai de synthèse.’ Pp. 19-56 dans Études sur le pluralisme juridique. Bruxelles: Éditions de l’Institut de Sociologie.

1983        Systèmes juridiques africains. Paris: P.U.F.

1988        ‘Le juriste et la coutume, un couple impossible?’ Pp. 249-254 dans Actes de Cinquantenaire du Cemubac. Bruxelles: CEMUBAC.

1989        ‘Return to Legal Pluralism - Twenty Years Later.’ Journal of Legal Pluralism 28: 149-157.

1993        ‘Vers une conception nouvelle du pluralisme juridique.’ Revue de la recherche juridique - Droit prospectif XVIII : 573-583.

1995a      Comparer les droits. Bruxelles: Kluwer.

1995b      ‘Contribution en forme de mascaret à une théorie des sources du droit au départ d’une source délicieuse.’ Revue trimestrielle de droit civil 94: 69-84.

1995c      ‘Les Amérindiens du Nord à l’heure du pluralisme juridique?’ Bulletin des séances de l’académie royale des sciences d’outre-Mer 41: 299-317.

1996a       Anthropologie juridique. Paris: Dalloz.

1996b      ‘Rendre la production du droit au peuple’ Politique africaine 62: 83-94.

1998        ‘Dialogue d’un ingénu et d’un promeneur solitaire autour d’un colloque de théorie du droit.’ Théories et émergence de droit: pluralisme, surdétermination et effectivité. Montréal: Thémis.

1998        ‘L’utopie pluraliste, solution institutionnelle au problème des minorités?’ Dans Droits de minorités et organisation institutionnelle. Bruxelles: Bruylant.


 


[1]Tel était l’intitulé prévu dans le nouveau programme de la licence en droit de l’université Lovanium; il reflétait la terminologie classique adoptée par le colonisateur belge pour désigner les droits originellement africains (terminologie que j’ai proposée dans Vanderlinden 1983), tels qu’ils ont évolué sous l’influence du colonisateur et ont été, en partie, recomposés par lui à sa convenance. Ce terme est aujourd’hui banni de mon langage sauf pour désigner précisément ce que je considère comme appartenant à l’histoire. L’enseignement était dispensé dans les trois années de licence et je lui avais donné, malgré son titre, un contenu plus proche de l’anthropologie juridique que du droit coutumier. Il m’était toutefois impossible d’ignorer celui-ci dans le contexte congolais de l’époque.

[2]Bien qu’en ce qui concerne celui-ci, je me sois trouvé dans la situation de Mr Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir. Je n’allais devenir conscient de l’existence de l’hypothèse pluraliste que 10 ans plus tard.

[3]Telle qu’elle s’exprime dans son introduction au volume, rédigée, comme il convient, lorsque celui-ci, en ce compris mon essai de synthèse, était achevé; cette démarche reprend un certain nombre d’éléments figurant dans celui-ci. Ceci explique les similitudes entre nos approches du phénomène que Woodman met en évidence dans son texte.

[4]Notamment à travers une lettre, très aimable quoique critique sur certains points, de J. Carbonnier et à travers le fait d’en retrouver, plus tard, comme le constate Woodman, les éléments essentiels dans le Dictionnaire d’Arnaud, sous la plume de J.G. Belley et N. Rouland, respectivement aux pp. 446 et 450.

[5]Ce texte est, malgré ses imperfections que j’espère un jour corriger, le seul que j’accepte aujourd’hui comme représentatif de ma position sur ce problème. Celui de 1972 et, dans une mesure moindre, celui de 1989 sont dépassés par celui de 1993.

[6]Mes derniers commentaires sur ce point apparaissent dans Vanderlinden 1997.

[7]C’est fort justement qu’il se réfère aux travaux de J.C.N. Paul, auprès duquel j’ai enseigné pendant cinq ans en Ethiopie comme constituant une référence en la matière.

[8]Génératrice, entre autres, de l’absence de droit (lawlessness) à laquelle se réfère Devisch dans son texte.

[9]La capitalisation en gras de la lettre finale S a été adoptée par moi dans tous mes écrits pour souligner qu’il n’est plus question, comme dans la théorie positiviste classique, du sujet de droit inscrivant son action dans le cadre d’un droit et un seul, celui de l’État, voire dans celui des ordres normatifs semi-autonomes dépendant plus ou moins étroitement de lui dans la mesure où il en [page 249] reconnaît et en contrôle, à des degrés divers et selon des modalités variables, la validité.

[10]Les tribunaux du centre extra-coutumier parlaient de coutume “évoluée”, ce qui n’était pas sans rapports avec l’appellation donnée aux Africains dont le mode de vie se rapprochait de celui des Européens.

[11]Étant entendu que la richesse de leurs analyses et l’espace qui m’est imparti m’interdisent de refaire ici une théorie générale du pluralisme juridique, que le lecteur me pardonne le caractère ponctuel et peut-être épidermique de mes remarques.

[12]J. Griffiths, moins tranchant que moi, l’appelle un “pluralisme faible” par opposition à un “pluralisme fort”. Si on souhaite garder la référence au pluralisme dans les deux cas, on pourrait également dire pluralisme inachevé et pluralisme achevé. Mais, tous comptes faits, je préfère n’appliquer le terme qu’à une réalité et qualifier l’autre de pseudo-pluralisme.

[13]Voir le texte de Dupret.

[14]C’est-à-dire une “notion générale définissant une classe d’objets donnée ou construite et convenant de manière identique et totale à chacun des individus formant cette classe” (Lalande 1951: 160).

[15]Dans la note 14 de son texte.

[16]Le phénomène de la justice expéditive n’est pas neuf, puisque, par exemple, Salamone (1983) en faisant état il y a une quinzaine d’années déjà en considérant qu’il s’agissait effectivement de droit, étant entendu qu’il s’agit d’une justice que j’appellerais de droit commun et pas de celle s’adressant uniquement, comme [page 260] dans les townships sud-africains, aux collaborateurs du régime d’apartheid; celle-ci s’apparenterait davantage à la justice expéditive qu’ont pratiquée, plus ou moins spontanément, les populations de nombre de pays d’Europe immédiatement après la leur libération à l’égard des collaborateurs des Allemands.

[17]J’exclus de mon propos, la Shoot to kill policy avalisée par le gouvernement qui relève du pseudo-pluralisme et rappelle, comme le fait clairement Rodriguez-Torres, certains escadrons de la mort sud-américains ou la traque à mort des enfants de la rue dans certains pays.

[18]Dans l’affirmative, il y aurait effectivement “rupture fondamentale” avec l’État.

[19]Il sera intéressant, de ce point de vue, de voir quelles conclusions pratiques [page 262] seront tirées des études préparées pour le Bureau régional pour l’Afrique du Programme de gestion urbaine du PNUD; des études ont été préparées (entre autres?) relativement aux villes d’Abidjan, Dakar, Niamey et Ouagadougou et portant sur la régulation des conflits dans les quartiers pauvres de ces villes.

[20]Voir le numéro consacré par Politique africaine à “La rue”, et aussi Kuyu-Mwissa 1997.

[21]Ce que la Cour d’Etat du Niger appellerait “l’évolution générale du pays”.

[22]Voir, à leur sujet, les observations de Le Roy et Wane (1982), et Gilissen (1962). La comparaison de ces deux textes est éclairante quant à l’évolution, en l’espace de vingt ans, des attitudes face au problème des coutumiers.

[23]Vanderlinden 1988, qui efface entièrement mes contributions antérieures en cette matière et notamment Vanderlinden 1962b.

[24]Je considère comme relevant de ce type de sanction, la demande que m’ont faite un jour les autorités scolaires du Sud-Soudan de pouvoir introduire mon Coutumier, jurisprudence et manuel de droit zande dans les écoles de leur région.

[25]Voir son texte, et Salamone 1983, qui offre d’intéressants points de comparaison avec les constatations de Rodriguez-Torres.

[26]Je me souviens cependant d’un texte fascinant, dont je dispose pas de la référence à Moncton, présenté au Congrès de Varsovie de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, dans lequel son auteur montrait combien “européocentrique” était la définition de la ville que la Société projetait dans la réalité du Botswana. De même que nombre de dichotomies du même genre dont l’ère dite moderne était friande, celle qui oppose villes et campagnes ne présente, à l’évidence, que les deux extrêmes d’un spectre infiniment divers de situations.