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LE JUGE ET LE JEU DE LA

NORMALISATION ISLAMIQUE DU

DROIT POSITIF

 

 

                                                                    Baudouin Dupret

 

 

On voudrait s’attacher, dans les quelques pages qui vont suivre, a tenter une typologie des décisions recourant, en Egypte et, plus largement, dans le monde arabe, au répertoire juridique islamique. Il sera peut-être possible, sur cette base, d’esquisser certaines pistes de réflexion sur la question de la démarche du juge jouant sur une pluralité de référents.

 

 

Typologie

 

Notre interrogation trouve son point de départ dans la décision d’un juge égyptien de condamner à l’application de la peine islamique une personne interpellée en état d’ivresse sur la voie publique.

 

Attendu que le tribunal s’en réfère aux règles précédentes [règles relevant des doctrines] pour juger de la nullité de toute loi contraire aux règles de la Loi du Ciel, en tête desquelles viennent les dispositions répressives de cette requête. Elles sont toutes nulles de nullité absolue. Elles sont dépourvues de la référence à la Légalité (shar’iyya). Il faut, dès lors appliquer la sharî’a de l’islam et ses règles, par suite même de l’obéissance à Dieu et à Son Envoyé et en rendant possible l’instauration de ses règles dans l’État (tribunal d’arrondissement de ’Abidîn, 12 Jumadâ al-awwal 1402 h./8 mars 1982: dans Ghurâb 1986).


Ce type de jugement contestant le droit positif, outre sa nature paroxystique, ne constitue qu’une forme parmi d’autres de recours au répertoire juridique
[page 200] islamique. Il est possible de regrouper l’ensemble de ces décisions en quatre catégories. La première consiste en décisions déterminant le contenu de l’islam, en tant que culte reconnu et éventuellement privilégié, ou de la sharî’a, en tant que référent législatif. Relèvent du second type les argumentaires instrumentalisant l’islam pour fonder des décisions portant avant tout sur la forme institutionnelle de l’État ou sur une certaine conception de l’ordre public. La troisième catégorie de décisions tient en une survalidation des règles de droit positif dont le libellé, en lui-même, est autosuffisant en ne justifie donc pas explicitement pareil recours. Enfin, quatrième type, certaines décisions de justice ont été jusqu’à invalider le droit positif au nom de la sharî’a.

 

 

Substantialisation

 

Est ici en cause l’islam en tant que culte, dont le libre exercice est revendiqué. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la question du port du foulard à l’école, qui s’est récemment posée en Egypte. L’islam constitue dans ce cas l’objet même du contentieux porté en justice dans lequel on a recours aux dispositions portant sur la religion, la liberté de conscience et l’exercice des cultes dans le droit positif.[1]

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La partie défenderesse a mentionné que cette décision était en contradiction avec les conditions économiques de la société et qu’elle constituait une atteinte à la liberté individuelle de se vêtir, en plus de la contradiction qu’elle porte aux règles de la sharî’a pour une charge Légale[2] et en prohibant aux élèves des écoles préparatoires (i’dâdiyya) et secondaires (thânawiyya) de couvrir leurs cheveux à l’école ....

 

Attendu ... qu’il en a déduit la validité de la requête, en se fondant sur le fait que le Comité des avis juridiques (lajna al-fatwâ) de l’Azhar a conclu à la non‑conformité de cette décision avec les règles de la sharî’a islamique ....

 

Attendu que, confirmant la protection et la préservation de la liberté individuelle (dans le port du vêtement), le Tribunal administratif a conclu, alors même que la grande majorité des ulémas de l’islam sont d’avis que le visage de la femme ne relève pas des parties du corps à cacher (laysa bi-’awra) et qu’il est permis de le découvrir, même s’ils n’interdisent pas de le voiler, sauf pour les circumambulations autour de la sainte Ka’ba, et même s’il est des ulémas pour penser que voiler le visage est obligatoire pour la femme de manière générale. Outre cela, si le fait pour la femme de porter sur son visage le voile complet (niqâb) ou la voilette (khimâr) afin de le soustraire aux yeux n’est pas une obligation Légale de l’avis de certains et constitue une telle obligation de l’avis d’autres, il n’est en aucun cas imposé Légalement. A cela s’ajoute le fait que l’appel à la réforme (al-da’wâ  al-islâhiyya) considère que, si le voile complet continue de manière générale à détourner de la sédition (fitna), des conditions particulières peuvent le requérir pour détourner de la sédition, nonobstant le fait que le droit (qânûn) ne le [page 202] prohibe pas et que la coutume (’urf) ne le proscrit pas. Cela entraîne donc que le voile complet apparait absolument au plus fort de la liberté individuelle ou librement en appoint à la liberté de conviction (hurriyya  al-’aqîda). Il n’est pas autorisé de l’imposer de manière absolue ou de l’interdire d’une façon universelle à la femme, même d’un pont de vue précis ou dans un lieu défini, dès lors qu’il lui plaît de le porter. De la même façon, l’imposer de manière absolue ou l’interdire d’une façon universelle, constitue une atteinte importante à la liberté individuelle de porter les vêtements (de son choix) et une restriction de la liberté de conviction ....

 

Attendu qu’il résulte de ce qui précède que le pouvoir exécutif ne peut organiser le système des libertés générales, dès lors qu’on admet que le pouvoir législatif promulgue la loi qui détermine les règles et les conditions délimitant le rôle du pouvoir exécutif dans ces textes et que toute décision portant organisation des libertés générales promulguée par un autre pouvoir que le législatif serait entachée du vice d’incompétence. C’est ce vice qui impose d’invalider la décision promulguée en l’espèce (Rapport du magistrat instructeur dans la requête 423/4 N introduite par le Ministre de l’éducation et de l’enseignement contre Hasan Hasan Shadîd et portant sur le jugement rendu par le Tribunal administratif du Caire dans la requête 7098/48 N en sa séance du 23 août 1994).

 

 

Relèvent aussi de cette catégorie les arrêts de la Haute Cour Constitutionnelle, quand elle se prononce sur la nature de la sharî’a en tant que référent législatif (cf. Dupret 1995a). Pour rappel, on proposera l’extrait d’un arrêt du 15 mai 1993 (HCCE 1993).

 

Attendu que le grief de contravention du paragraphe premier de l’article 20 précité à la Constitution n’est pas fondé. Le fait est que la Constitution a stipulé dans son article 2 tel qu’amendé et d’après ce qui résulte de la jurisprudence de cette Cour la validité de sa règle sur les législations promulguées après son entrée en vigueur, auxquelles appartiennent les règles de la loi 100-1985, ce qui signifie qu’un texte législatif ne peut pas contredire les règles formelles de la sharî’a dans leur fixité et dans leur signification. Ces règles et leur définition ne peuvent faire l’objet d’interprétation (ijtihâd). Il s’agit, dans la sharî’a, des [page 203] principes supérieurs et des fondements fixes qui n’acceptent aucune interprétation ou permutation. Il n’est pas imaginable, en conséquence, que leur conception soit modifiée en fonction d’un changement de temps ou de lieu. Elles sont dès lors réfractaires à l’amendement et l’on ne peut y échapper. L’autorité de la Haute Cour Constitutionnelle se limite en l’espèce à contrôler que l’on s’en tient à ces (règles) et qu’elles l’emportent sur toute règle légale qui les contredit. Le fait est que l’article 2 de la Constitution fait prévaloir à ces règles les dispositions de la sharî’a dans leurs fondements et leurs principes supérieurs. Elles constituent dès lors le cadre général et les éléments fixes dont les exigences s’imposent sans cesse, en ce qu’elles font obstacle à la fixation de n’importe quelle règle juridique qui leur serait contraire, sans quoi ceci serait considéré comme préjudiciable et attentatoire à ce que l’on sait nécessairement de la religion. A l’opposé de cela, l’on trouve les règles découlant du raisonnement individuel (ahkâm zanniyya), aussi bien dans leur fixité que dans leur signification ou dans les deux. Le fait est que le rôle de l’effort d’interprétation se limite à elles et ne s’étend pas à d’autres. Elles sont modifiées par le changement de temps et de lieu afin de garantir leur souplesse et leur dynamisme et pour faire face aux occurrences dans leur disparité en organisant les affaires des croyants d’un manière qui satisfasse leurs intérêts considérés comme légitimes. Il faut immanquablement que cet effort d’interprétation survienne dans le cadre des fondements supérieurs de la sharî’a sans les outrepasser, qu’il appuie les règles pratiques sur la déduction des préceptes Légaux et qu’il vise, au travers d’elles, la réalisation des buts généraux de la sharî’a, en ce qu’il consiste à préserver la religion, l’âme, la raison, l’honneur et les biens.

 

 

Instrumentalisation

 

Dans une série de situations, il est fait recours à l’islam pour fonder une décision touchant à une certaine notion de l’ordre public. L’atteinte à l’islam est dans ce cas instrumentalisée par le juge ou les parties qui visent, sous ce couvert, un autre objectif. Plusieurs motifs peuvent ici être invoqués. Soit qu’on argue d’une atteinte à l’islam, en tant que religion de l’État et fondement des institutions. C’est sur cette base, par exemple, que le Parti communiste marocain (PCM) a pu être interdit. Voici un extrait (Camau 1970: 126, repris par Ben [page 204] Achour 1980: 258-259 et Tozy 1984: 82) de la décision prise par la Cour d’appel de Rabat dans son arrêt du 3 février 1960 - principe répété par la Cour suprême le 28 mai 1964:

 

Attendu que l’on ne peut déclarer que dans l’objet défini par ses status, ce parti tend à porter atteinte à la forme monarchique de l’État ...;

 

Mais attendu que la demande du Ministère public est également motivée par l’incompatibilité des principes dont se réclame le PCM avec la religion musulmane et les institutions islamiques;

 

Attendu que c’est à tort que les premiers juges ont estimé qu’il s’agissait là d’une accusation d’hérésie excédant la compétence des tribunaux ordinaires ...;

 

Or, attendu que SM le roi Mohammed V a, à plusieurs reprises, proclamé que toute idéologie qui se réclamait du matérialisme était contraire aux préceptes religieux dont il est le gardien spirituel ...;

 

Attendu que le souverain a ainsi désigné directement et sans ambiguïté les doctrines s’inspirant du maxisme-lénisme...;[3]

 

Attendu ... que l’action du Ministère public ne tend nullement en l’occurrence à empêcher ni même à limiter la liberté d’opinion ou d’expression, mais seulement à faire constater la nullité d’une association dont les objectifs avoués menacent ou mettent en danger les structures traditionnelles de l’État ...;

 

Par ces motifs,

 

La Cour, ...

 

Prononce la dissolution de la dite association, avec toutes les [page 205] conséquences de droit.

 

Soit qu’il s’agisse de l’islam en tant que confession majoritaire dont la mise en cause est alors perçue comme une atteinte à l’ordre public. C’est dans cet ordre de jugements qu’on classera les décisions par lesquelles, au Maroc comme en Egypte, la secte religieuse des Bahaî’î a pu être considérée comme hérétique. Dans le premier de ces deux pays, l’accusation d’hérésie fut sanctionnée, à l’occasion du procès de Nador, par la condamnation a mort et l’exécution, le 10 décembre 1962, de trois adeptes de cette foi dérivée de l’islam (Tozy 1984: 90; 1989: 27).

 

 

Survalidation

 

C’est ici l’hypothèse d’un recours à des motivations qui, comme telles, ne sont pas au principe du contentieux judiciaire. Le juge se fonde ici sur des principes généraux, tels que ceux de la religion et du droit qui en dérive dans un pays qui affirme, à l’article 2 de sa Constitution, que “l’islam est la religion de l’État”. Cela ne semble pas, en soi, devoir poser un problème particulier. Le recours à pareils principes a pour fonction de conforter la loi positive. Il n’est alors considéré que comme une quasi-formule de style à laquelle rien ne s’oppose. Bernard Botiveau parle d’un recours à la sharî’a comme caution.

 

Le juge fonde normalement ses décisions sur la loi de 1985 et sur les dispositions maintenues de la loi de 1929, plus rarement sur celle de 1920; également, lorsqu’elle existe, sur une jurisprudence constante de la Cour de cassation. Cependant, il arrive fréquemment qu’il justifie en plus son arrêt, soit par une dispostion admise par l’une des écoles sunnites du droit islamique, soit par une hiérarchie des sources qui n’est pas toujours perçue dans les débats actuels sur l’islamisation du droit. Dans le premier cas, il confirme l’application actuelle d’une règle au nom d’une somme de précédents accumulés par une tradition ancienne; il cite par exemple ‘l’opinion dominante’ attribuée au fiqh hanéfite ou un ‘principe constant du fiqh’, bénéficiant du consensus des quatre écoles sunnites, tel que l’entretien obligatoire de l’épouse. Dans le second cas, les références directes à la sharî’a tendent à légitimer la décision par un principe très fort: par exemple, la nécessité d’une vie harmonieuse doit conduire à admettre la séparation; l’importance de la nafaqat  al-mut’a (Coran II, 236), pension spéciale versée à la suite d’une répudiation; ou le hadîth fondant de façon générale le [page 206] divorce préjudice subi (Lâ darar wa lâ dirâr, “ni tort ni riposte disproportionnée au tort”). Dans quelques affaires, le juge réunit dans un même arrêt pratiquement toutes les sources disponibles, sharî’a, sunna, consensus des oulémas, jurisprudence des anciens tribunaux islamiques et droit positif; par exemple pour établir que la pension alimentaire se calcule en fonction des revenus du mari (Botiveau 1993: 225).

 

 

Invalidation

 

La question prend évidemment un tour tout à fait particulier quand il s’agit de recourir à la sharî’a et au détail de sa formulation normative pour invalider la loi positive, comme c’est la cas pour le jugement qui était cité en introduction de cet article et dont voici un autre extrait (Ghurâb 1986).

 

Attendu que, sur la base juridique de ce qui précède et dans une mesure qui ne saurait accepter aucune controverse, l’amendement constitutionnel [de 1980, faisant de la sharî’a la source de la législation] précité entraîne l’immédiate nullité de l’ensemble des lois contraires à la sharî’a islamique, du simple fait de la promulgation de cet amendement - qui a fait l’objet d’une demande d’avis juridique (al-mustaftî ’alayhi) - ..., ce qui comprend la loi contenant les dispositions répressives invoquées dans cette requête ....

 

Dès lors, les lois qui sont contraires sont devenues d’existence impossible, ce qui conduit à dire qu’appliquer les lois de la sharî’a islamique constitue la mise en oeuvre du texte de la Constitution même et la purification (tanzîh) du législateur de tout profanation. Il est notoire, en jurisprudence de l’exégèse, que l’exégèse qui met e oeuvre le texte vaut mieux que l’exégèse qui le néglige ....

 

Dire qu’il faut attendre la promulgation par le pouvoir législatif des législations fondées sur l’excellente sharî’a contribue à des situations honteuses par indétermination et sans limites ....

 

Attendu qu’on est amené à considérer les textes contraires à la sharî’a islamique comme frappés de nullité absolue, ce qui a pour conséquence importante de conforter le juge de ce tribunal à résumer les choses de la manière suivante:

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1. Concernant l’application des textes nuls, il faut que le juge ne les applique pas en droit positif mais qu’il ne les applique que dans les situations de validité. Il n’appartient pas au juge de prétexter de ce que les lois ne l’autorisent pas à distinguer ce qui est valide de ce qui est nul, se fondant en ceci sur ces mêmes lois. Le pouvoir du juge consistant à négliger ce qui contrevient à la sharî’a provient de la sharî’a elle-même et non des lois qui lui sont contraires.

 

Dès lors que le juge frappe de nullité la loi contraire, il lui faut appliquer la règle de la sharî’a directement et immédiatement, sans qu’importe le fait que son jugement a été appliqué par la suite ou non. Son obligation subsiste, de même que la mise en oeuvre de ce qu’il considère être le droit (haqq) et la rectitude (sawâb) ...

 

2. Concernant l’application des lois de manière générale, il résulte de l’adoption de la théorie de la nullité que ne seront appliquées, parmi les règles issues de lois positives, toutes espèces confondues, que celles qui sont en accord avec les textes de la sharî’a. Leur contravention entraîne par contre leur complète négligence; il faut les ignorer sans limites, pour remettre immédiatement et sans réserve à leur place les règles de la sharî’a.

 

3. Concernant l’application de la sharî’a, il résulte de la nullité des textes des lois positives contraires à la sharî’a que les tribunaux appliquent en l’espèce les textes de lois de la sharî’a sans qu’il ne soit besoin d’intervention de l’organe législatif. Au contraire, il résulte de la nullité que l’Assemblée du peuple est tenue aux peines Légales de la sharî’a pour les lois nouvelles qu’elle promulguerait (cf. l’ouvrage du martyr ’Abd al-Qâdir ’Awda, La législation pénale islamique, 1ère partie, article 195).

 

Le système juridique et judiciaire institué se trouve alors confronté à une proposition bien entendu inacceptable, ce qui l’amène à réagir en conséquence. C’est ce qui se produisit à la suite de la décision prononcée par le juge Ghurâb, ce dernier faisant l’objet d’une remontrance judiciaire.[4] De plus, le ministre [page 209] égyptien de la justice prit une mesure administrative détachant le juge dans une administration non contentieuse.[5] Ce qui démarque donc la position du juge Ghurâb, c’est son invalidation explicite du droit positif, alors que le fait de recourir aux principes de la religion islamique pour fonder, à titre subsidiaire, une décision de justice n’a rien d’exceptionnel.

 

 

Commentaire et Réflexions

 

Voilà donc pour le droit positif, qui ne semble pas fort s’émouvoir du recours à l’islam et à ses dispositions normatives, pourvu que cela ne se fasse pas sur la base d’une contestation de sa validité et/ou d’une exigence de soumission à un [page 210] ordre qui lui est extérieur:[6] seule est admise l’idée d’autonomie par corporation (Rigaux 1985; Dupret 1995). L’on pourrait maintenant se poser la double question du comment et du pourquoi de ce type de décisions. Il s’agirait ainsi, d’une part, d’identifier les mécanismes à l’oeuvre dans l’opération de juger que réalise le magistrat et, d’autre part, d’en dégager la signification. C’est ainsi qu’est au centre de la problématique, avant tout, la nature même de l’opération interprétative menée par le juge, la question du référent islamique n’intervenant qu’ensuite, dans le prolongement en quelque sorte de la première interrogation et en jonction avec le questionnement corollaire portant sur le sens de la démarche du magistrat (sens qu’il lui donne et sens qu’on peut lui donner). On s’attachera toutefois, dans le cadre de cet article, à s’interroger sur la confrontation du juge à une multiplicité de standards juridiques.

 

La notion de standard juridique peut se définir, spécifiquement, comme “terme ou locution inséré dans une règle de droit ou un acte juridique quelconque, en référence à un état de fait ou une qualité dont l’identification requiert une évaluation ou une appréciation” et, plus généralement, comme “notion du langage juridique à contenu indéterminé ou variable” (Orianne 1993: 581). Empruntée au langage ordinaire, la notion de standard, qui contient l’idée de “modèle conforme à la normale”, semble correspondre, dans le langage juridique, au “besoin d’isoler une certaine catégorie d’expressions normatives caractérisées par l’absence de toute prédétermination et l’impossibilité de les appliquer sans procéder au préalable à une appréciation ou une évaluation, c’est-à-dire en plaçant le fait auquel on les rapporte sur une échelle de valeurs” (Orianne 1993: 581). Le modèle devient sans doute, en matière juridique, hypothétique, à construire, quoiqu’en termes de représentations de ceux qui y ont recours, il paraisse davantage préconstitué. Toujours est-il que l’utilité du standard est d’ouvrir, dans le champ normatif, ‘un espace d’indétermination’ autorisant celui qui doit appliquer la règle à davantage d’appréciation de l’état d’une chose, de ses qualités ou d’un comportement. Tout ceci pour dire qu’on peut se demander si la référence à la sharî’a n’est pas devenue, dans le contexte juridique et judiciaire égyptien, un standard juridique parmi d’autres. La question renvoie, bien entendu, au pluralisme des ordres normatifs coexistant, par exemple, dans l’exercice de la fonction constituante. Elle touche cependant aussi à l’ensemble de ces critères au contenu particulièrement incertain qu’on appelle ‘principes généraux du droit’, ‘objectifs de la loi’, etc. Le concept de [page 211] ‘flou’ semble devoir s’imposer à ces concepts - et au règles qui s’y rattachent - dans la mesure de l’impossibilité de déterminer formellement, complètement et rigoureusement le sens qu’il convient de leur attacher. On a déjà pu faire remarquer à quel point le contenu de la sharî’a était loin de s’entendre de manière univoque, tout comme la connaissance que peut en avoir le juge qui y recourt se situe bien souvent à l’intersection d’un savoir technique et du sens commun (Dupret 1995). On se retrouve ainsi dans le cadre de la détermination du positivement indéterminable (Rosen 1989: 20-38), avec cette conséquence immédiate que l’on se dirige vers le domaine du stratégique où le sens que le juge donnera au ‘standard’, au ‘principe général’ ou à toute autre norme de ce type, sera fonction de considérations propres à son entendement de l’ordre juridique et à son désir d’en renforcer la cohérence, bref à sa compréhension d’un système dont il veut assurer à la fois la congruence logique et l’harmonie idéologique (van de Kerchove et Ost 1988: 138). Ceci doit naturellement conduire à traiter de la problématique de la validité des normes juridiques et de ses corollaires de légalité et de légitimité.

 

Le recours au répertoire du droit islamique par le juge égyptien ne peut pas être compris en termes de contradiction. Il est certainement plus fécond de considérer, au vu de ce qui vient d’être dit, que le juge valorise un standard juridique face à un ou plusieurs autres standards que l’institution dominante tend à accréditer comme étant seuls valides, alors même que son environnement le met en présence d’autres standards validés par d’autres réseaux de légitimation.  Il en arrive alors à se situer dans un univers d’alternatives, à se trouver face à des dilemmes qui concourent à la mise en place d’‘hybrides’, à savoir l’association des éléments de différents standards (Ferrié 1994: 23). Et on parle bien de dilemme, non de contradiction, du moins si l’on suit les définitions qu’en donne Ferrié (1994: 23): “la contradiction est le fait pour un acteur de tenir deux rôles objectivement contradictoires à l’intérieur du même système de valeurs ...; le dilemme, le fait pour un acteur de vouloir satisfaire à plusieurs systèmes de valeurs à la fois”. Ceci semble bien vrai dans le cas qui nous concerne, pour autant du moins qu’on reste en-deça de ce type de situation paroxystique que caractérisent certaines décisions du juge Ghurâb.  Dans cette dernière situation, le système de référence est contesté dans son ensemble, alors même sans doute que les modalités de fonctionnement du système revendiqué ne tranchent pas particulièrement sur celles du système contesté. Le juge Ghurâb s’attaque ainsi à un principe cardinal de l’ordre juridique, à savoir l’incontestabilité de la loi pour celui à qui elle s’adresse, c’est-à-dire l’ensemble des acteurs du droit. Il s’autorise une extériorisation par rapport au système juridique. Ce faisant, il refuse une situation de dilemme au profit d’une attitude de dénonciation de contradictions visant à leur réduction par le rétablissement hégémonique d’un répertoire normatif. Il tend alors - et c’est, à notre avis, la conséquence immédiate de l’homologie structurelle des ordres juridiques positif [page 212] et religieux et des mécanismes de translation qu’ils s’autorisent de l’un vers l’autre - à restituer à la loi, assimilée à la Loi, son incontestabilité et à lui-même à nouveau ‘intérioriser’ le système.  Il se considère comme “l’organe de cette justice universelle qui a son principe en Dieu”, pour reprendre les termes choisis par le célèbre juriste du XIXe siècle Laurent (1887: 339, cité par Lenoble et Ost 1980: 155) que l’on cite à dessein pour mieux souligner la parenté des logiques à l’oeuvre. On peut ici noter que la contestation ne porte, en dernière instance, que sur des questions relativement mineures (même si elles prennent un tour dramatique du fait de leur portée symbolique), voire même ne porte sur rien d’autre que la question du cadre référentiel. Ce qui fait l’essence de cette contestation, c’est donc plus l’attitude, voire la stratégie, du magistrat par rapport à l’existence d’une multiplicité de répertoires. C’est ainsi une ‘situation d’entre-deux’ qui caractérise la position du juge égyptien. Cet entre-deux peut être vécu en termes de dilemme ou en termes de contradiction. Dans ce dernier cas, c’est l’image inconfortable de la personne assise entre deux chaises qui vient à l’esprit. Dans le cas du dilemme, l’idée d’entre-deux doit plutôt être comprise dans le sens de la théorie ludique:

 

le jeu comme non-coïncidence, à la base du jeu comme transformation. La case vide, en quelque sorte, le signifiant manquant qui rend possible le ‘jouer’ du jeu. L’entre-deux qu’occupent bientôt les agencements ludiques pour en faire émerger, en position tierce, des configurations inédites (van de Kerchove et Ost 1992: 11).

 

Cet entre-deux se développe entre autres du fait de l’existence d’une multiplicité de standards juridiques. C’est à cette idée qu’on faisait allusion dans un autre travail en parlant de “dualité normative comme vecteur de changement” (Dupret 1994).[7] Il semble qu’en tout cas il soit possible de développer une théorie féconde du phénomène juridique autour de l’idée de jeu conçu comme “mouvement dans un cadre” (van de Kerchove et Ost 1992: 10).

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Il existe de la sorte une dynamique d’utilisation synchronique des répertoires juridiques (dilemme) ou, plus radicalement, une dynamique de contestation du système juridique en place (résorption des contradictions).  Dans tous les cas, la démarche du magistrat tend à accréditer l’insuffisance de la norme de droit positif. Cela conduit tantôt à en chercher le renforcement, tantôt à en proclamer l’invalidité. A chaque fois, le juge semble contester (de manière plus ou moins explicite selon le cas d’espèce) la validité d’une règle fondée sur la seule question de sa légalité. Ou encore, quand il s’agit pour la Haute Cour Constitutionnelle de se prononcer sur l’article 2 de la Constitution égyptienne, le juge procède à ce qu’on a appelé une “homologation restrictive” (Dupret 1995). Le juge et le système normatif postulent la nécessité d’adjoindre au droit positif, et donc au seul critère de légalité, d’autres critères tenant davantage à l’efficacité et surtout à la légitimité de la règle (Ost 1988). Le recours au répertoire juridique islamique constitue ainsi, de tout évidence, une tentative de ‘conformisation’ de la loi positive, où l’on voit s’opérer un glissement d’un concept de ‘légalité’ à un concept de ‘normalité’, de la référence à la norme considérée comme socialement, éthiquement et religieusement légitime.

 

Le terme de normalité a été choisi à raison même de son ambiguïté. Les mots ‘norme’, ‘normal’ et ‘normalité’ sont passés dans le langage courant, avec toute leur polysémie. La norme est aussi bien la “formule abstraite de ce qui doit être” que “l’état habituel, conforme à la majorité des cas” (définitions du Robert, citées par Lochak 1993: 393). Ces deux sens, l’un plutôt juridique et éthique et l’autre plutôt statistique, loin de simplement coexister, ont tendance à se télescoper, ce qui peut expliquer une ambiguïté qui rejaillit sur les termes ‘normal’ et ‘normalité’. Si l’on dit d’une chose qu’elle est normale parce que conforme au type le plus fréquent, il n’en demeure pas moins qu’implicitement ou explicitement subsiste la référence à des valeurs, à une idée de devoir-être. “Si la notion de normalité est équivoque, c’est parce qu’elle surajoute sans cesse du normatif au descriptif” (Lochak 1993: 393). Dans le vocabulaire juridique, la norme s’entend comme synonyme de ‘règle’. Par contre, la normalité n’entre pas dans ce champ conceptuel. Ainsi, “d’un point de vue strictement positiviste, le droit indique ce qui est légal, et non ce qui est normal” (Lochak 1993: 393). Ceci étant, on ne saurait ignorer le réintroduction subreptice du concept dans le travail jurisprudentiel. Le normal devient alors une catégorie juridique, sous couvert, entre autres, de la notion de standard (référence explicite à une idée implicite de normalité). Le droit, de la sorte, “entérine et propage une certaine idée de la normalité et contribue à la normalisation effective des comportements” (Lochak 1993: 393). Sur le plan descriptif, le droit a la prétention de rendre compte des normes sociales qui prédominent et de leur donner force juridique, alors que, sur le plan normatif, le droit indique les normes sociales qu’il entend sanctionner. Cela produit inévitablement un effet récursif, les normes jugées  normales en droit et dès lors garanties ayant tendance à déterminer à leur tour [page 214] la normalité sociale. C’est l’effet d’universalisation ou de normalisation décrit par Bourdieu (1986: 16). On constate donc la tendance systématique des acteurs du droit[8] à la ‘conformisation’ du normal au légal, et inversement à la ‘mise en coïncidence’ de la normativité sociale et de la normativité juridique.

 

Cette tendance à la reconnaissance juridique de la conformité et à la conformisation récursive du champ social trouve à s’illustrer, entre autres, quand on se saisit du droit dans une perspective d’anthropologie culturelle. Sur des questions aussi variées que la détermination des faits, leur qualification, l’examen de validité auquel se livre le juge, on peut percevoir l’ampleur de sa recherche d’une adéquation de la norme et du jugement au système culturel.  Clifford Geertz s’est livré à une étude sur la question du fait et du droit dans une perspective comparée. Cet auteur souligne à quel point les “faits légaux”, “fabriqués” ou “construits socialement” par toute une série d’éléments qui vont des règles de la preuve aux techniques de plaidoirie, sont le reflet du phénomène de la représentation (“un mode particulier d’imaginer le réel”) sur lequel toute culture repose (Geertz 1986: 214-215). Anschauung parmi d’autres, le droit met en présence des faits et des règles dont la “polarisation” varie selon “la place du marché” sur laquelle elle trouve à se développer (Geertz 1986: 217). Chaque droit, en tant que processus cognitif d’appréhension du réel, est appareillé dans un “cycle de termes définissant une structure d’idées” (Geertz 1986: 230). Dans cette même perspective anthropologique culturaliste, un auteur comme Lawrence Rosen a tenté de faire la démonstration, à partir d’une description de la construction des faits juridiques par le juge islamique (qâdî) marocain et des procédures d’administration de la preuve, de ce que l’objectif de la justice était ici de remettre les parties à un procès dans la voie de la négociation de leurs relations (Rosen 1989: 18). Cela conduit le tribunal du qâdî à élever à la qualité de fait ce qui a déjà été établi de facto dans la société (Rosen 1989: 31). Cela conduit ce même qâdî à imposer le serment comme validation sociale de ce qui ne constituerait sinon qu’une simple revendication (Rosen 1989: 36-37). Quant aux modes de raisonnement utilisés par le tribunal, ils concernent avant tout les conséquences des actes plutôt que leurs antécédents. Le but est donc, avant tout, d’assurer que le langage employé par l’instance judiciaire rétablisse la communication sociale, ce qui suppose qu’il soit déterminé par les mêmes caractéristiques culturelles (Rosen 1989: 38). Ici aussi, dans le fil de la démonstration, l’on trouve un élément de confirmation de notre hypothèse d’une recherche par le juge d’un passage de la ‘légalité’ à la ‘conformité’, d’une recherche de ‘normalisation’.

[page 215]  

On prendra pour exemple de cette volonté de normalisation les extraits suivants des introduction et conclusion au recueil des “décisions islamiques invalidant les lois de droit positif” (ahkâm islâmiyya idânatan li-l-qâwânîn al-wad’iyya) prononcées par le juge Ghurâb.

 

Introduction: Juger par l’islam est une obligation, parce que Dieu a dit: “Nous t’avons révélé le Livre avec le Droit (haqq) pour que tu juges entre les gens à l’aide de ce que Dieu t’a fait voir, non pour que tu ne sois, des traîtres, l’avocat” (Coran V, 49); et qu’Il a dit: “Nous t’avons mis sur la voie (sharî’a) de l’ordre. Suis-la et ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas” (Coran XIV, 18).

 

Juger par l’islam est une obligation individuelle (fard ’ayn), parce que l’Envoyé de Dieu - que Dieu le bénisse et lui donne la paix! - a demandé à Mu’âdh b. Jabal,[9] quand il l’appointa comme juge au Yémen: Je t’ai soumis une question; comment l’as-tu jugée, ô Mu’âdh? Par le Livre de Dieu, répondit-il. Et si tu ne trouves pas [la solution que tu recherches dans le Livre], lui demanda-t-il? Par la Sunna de l’Envoyé de Dieu, répondit-il. Et si tu n’[y] trouves pas [la solution]? Je fais un effort d’opinion, excellence. Grâce soit rendue à Dieu, lui dit alors [l’Envoyé], Qui a mis en accord Dieu et l’Envoyé de Dieu sur ce qui satisfait Dieu et Son Envoyé. [C’est également une obligation,] parce qu’il a dit - que Dieu le bénisse et lui donne la paix: “Cinq par cinq! Les gens de parole (qawn al-’ahd) ne rompent pas [la trêve], pas même si leur ennemi le leur impose; ils ne jugent pas à l’aide d’autre chose que ce que Dieu a révélé, pas même quand le besoin s’en manifeste; la pourriture ne se déclare pas en eux, pas même quand la mort se manifeste; ils ne lésinent pas sur la mesure, pas même quand il soustraient la verdure ou qu’ils aiguisent; ils ne s’abstiennent pas de l’aumône, pas même quand le désespoir s’abat sur eux”. [C’est également une obligation,] parce qu’il a dit: “Il n’y a pas de juge parmi les juges des musulmans qui n’ait deux facultés qui l’orientent vers le Droit (haqq), tant que rien d’autre ne l’en écarte. S’il veut quoi que ce soit d’autre de manière préméditée, ces deux facultés lui sont retirées et elles le rendent à lui-même”.

[page 216]  

Mon audace, dans le jugement entre les gens, est une question qui s’impose d’elle-même: confronté à des affaires d’ivresse (sukr), de vol (sirqa), de fornication (zinâ), de calomnie (qadhf), d’agression (harâba), d’apostasie (ridda), d’outrage (baghî), etc., au titre des peines Légalement définies (hudûd), des peines du talion (qisâs), des prix du sang (diyyât) ou des intérêts (fawâ’id), confronté à ce genre de différends et à cette espèce d’affaires et d’incidents, j’ai dit, suivant ainsi l’Envoyé de Dieu - que Dieu le bénisse et lui donne la paix - ou un de ses successeurs bien-guidés: juger en vertu de ce que Dieu n’a pas révélé? Impossible, il y a impossibilité.

 

A l’origine de cela, il y a Dieu - que Sa puissance soit exaltée - Qui a dit: “Celui qui obéit à l’Envoyé obéit à Dieu” (Coran III, 80), de même qu’Il a dit: “Dis: si vous aimez Dieu, suivez-Moi, Dieu vous aimera” (Coran III, 31). Son Envoyé, Muhammad - que Dieu le bénisse et lui donne la paix! - [a également dit]: “pas un d’entre vous ne croit jusqu’au moment où son sentiment est conforme à ce avec quoi je suis venu”....

 

De la même façon, je considère que le juste conseil vertueux, honnête et pur constitue, dans la vie de l’Homme, le signe distinctif entre tous, une haute marque du Seigneur qu’il arbore sur la poitrine. Dès lors, j’ai été honoré et j’ai tiré gloire que pareil conseil - plus même, ses empreintes - m’ait semblé clair et évident dans les gouvernorats du Fayyûm, de Minyâ, de Banî Suwayf et du Caire. Je l’ai donné et nul doute qu’il a exercé une influence bénéfique et positive sur moi-même et sur la personnalité de tout homme, de tout compagnon, de tout avocat, de tout citoyen respectable qui croit en Dieu et ne craint que Lui seul.

 

Je suis convaincu que la vie en ce monde n’a aucune valeur sans professer la vérité de l’islam, parole que prononce un homme respectable et ferme dans la foi, sans une “plume acérée” qui défie ou sans une intelligence posée qui fait front, avec probité, objectivité et sang-froid, en s’inspirant du Livre de Dieu et en s’en référant à l’Envoyé de Dieu - que Dieu le bénisse et lui donne la paix -, qui déferle avec force et passion et ne craint pas, dans la vérité, la critique du censeur. De colère, il n’y a que celle de Dieu; d’amour, il n’y a que celui de Dieu. Que le déluge, après cela, s’abatte sur la tête des ennemis de l’islam....

[page 217]

Parmi les moyens principaux de succès, il y a véritablement: le rejet de l’hypocrisie, de la flagornerie et de tout mauvais et vil trait de caractère. Peut-être que ce que le juge musulman peut avoir de meilleur et de plus admirable, c’est d’être combattant (majâhid) sur le chemin de Dieu et de s’attacher à l’obligation qui lui impose Dieu. Le jihâd de la plume équivaut, voire même surpasse, le jihâd de l’épée. L’Envoyé de Dieu - que Dieu le bénisse et lui donne la paix - était prédicateur avant d’être combattant. Si les juges musulmans veulent être, véritablement, des “compagnons de haut rang”, ils doivent se souvenir que l’éminence tout entière réside, pour eux, dans le fait de brandir la parole de Dieu, dans le fait d’élever le souvenir de Dieu “avec fermeté et constance”, dans le fait de satisfaire Dieu seul - Il est exalté dans Sa gloire....

 

Conclusion: Ainsi, je vous ai présenté ces jugements comme un extrait de toute la vie judiciaire et je mets ces documents dans la balance à l’intention de ceux des membres du pouvoir judiciaire et des juristes qui se préoccupent de l’islam, en tant qu’application, doctrine et conduite, pour qu’ils se rendent compte de plus près comment il est possible au juge musulman de servir l’islam au travers du pouvoir judiciaire, en luttant, en appuyant et en se mettant au service de Dieu.

 

Je ne présente pas ces jugements aux demi-juges et je ne les leur présenterai jamais, dans la mesure où le but que ces jugements et leurs semblables poursuivent est de libérer l’islam du contrôle de ceux qui vénèrent le pouvoir, l’argent ou les choses mortelles, de sorte que le juge se perfectionne et évolue pour devenir, aux yeux de Dieu, le plus notable des gens notables, qu’il extirpe l’islam de toute ombre pour le projeter dans la lumière de la conviction.

 

S’il est du droit de l’homme égaré de fuir vers son juge naturel, à l’exclusion de tout autre, en lui demandant l’impartialité, il appartient au jugement de Dieu que “la question de l’islam” relève, purement et simplement, parmi les actions héroïques de l’homme, de juges musulmans, en toute raison, en toute logique et en tout respect, sans crainte ni rébellion ni effroi (Ghurâb 1986).

 

Les voies d’analyse de ce genre de texte sont, à coup sûr, multiples. Nous avons [page 218] toutefois privilégié le cheminement conduisant à développer l’idée de normalité. En la matière, on pourrait ajouter que les processus de normalisation (ou de conformisation) décrit précédemment procède essentiellement des représentations que le juge peut se faire. Celles-ci sont de deux ordres: la représentation d’un idéal juridique religieux, sans aucun doute, mais aussi la représentation de la place que le juge prétend occuper par rapport à cet idéal et qu’il projette sur les autres. Cela se réalise au travers d’imputation de grandeurs (Boltanski et Thévenot 1991). On ne peut toutefois s’empêcher d’également réfléchir la question en termes de théâtralisation ou de mise en scène. Les travaux d’Erving Goffman (1973) pourraient certainement servir ici de cadre d’analyse.

 

Au fil des extraits de la littérature du juge Ghurâb, on sent particulièrement bien ce qu’il y a comme mise en scène de sa propre personne, mais aussi mise en scène de la société à laquelle il attache un complexe de normes idéalisées. La démarche de ce magistrat n’est pas tant le reflet des attentes sociales que la traduction de ce qu’il se représente comme des attentes sociales et, plus que tout, de la place qu’il entend occuper dans ce concert. La question pourrait certainement être davantage développée, mais cela supposerait une démarche ethnographique à l’intérieur même des enceintes judiciaires qui n’a pas encore été menée.

 

On voudrait conclure la recherche en faisant remarquer à quel point l’idée du jeu, défini comme ensemble de mouvement complexes et paradoxaux dans un cadre, avancée par Ost et van de Kerchove (1992) pour appréhender le phénomène juridique, s’avère pertinente, surtout en ce qu’elle favorise la sortie d’une approche positiviste et dogmatique au profit de la restauration du point de vue interdisciplinaire et dialectique. On dispose ici d’un outil véritable d’analyse du rapport du droit à son environnement social permettant de réintroduire la question des acteurs du droit et de les inscrire dans les différents champs sociaux dont ils relèvent. Il est grand temps d’accepter l’idée d’une théorie du complexe et de l’enchevêtré, plutôt que de s’attarder à toujours réduire à la simplicité. Après tout, dit Clifford Geertz en substance, le tableau de quelque chose de complexe doit être complexe. Avec ce que cela signifie, pour notre esquisse d’un tableau des rapports qu’entretiennent les répertoires juridiques positifs et islamiques, comme incertitudes, récursivités, rapports dialectiques et paradoxes.

 

 

Références

 

 

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[page 220]  

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[1]On retrouve ce type d’argumentation religieuse dans l’espace judiciaire de tradition occidentale à l’occasion, entre autres, du contentieux touchant au port du foulard. On peut ainsi donner pour exemple ces extraits de l’ordonnance rendue en référé par le Tribunal de première instance de Bruxelles le 1er décembre 1989 (Foblets 1994: 51-52 et 101):

 

Les demandeurs exposent que conformément aux prescriptions et pratiques du culte islamique, ce foulard est porté dans les lieux publics ainsi qu’à l’école en présence des garçons et professeurs masculins.

 

Les parties sont contraires en fait sur la question de savoir depuis quand ce foulard est porté, les demandeurs prétendent qu’... il a toujours été porté, le second défendeur soutenant qu’il n’a été porté qu’à dater du 26 octobre 1989;

 

Par une déclaration écrite du 14 novembre 1989, les professeurs de l’école attestent que le foulard n’a jamais été porté et les second défendeur (le collège échevinal) produit la photo individuelle de la plupart des élèves concernées et de nombreuses photos de classe et de l’école sur lesquelles ne figure aucun foulard.

 

Le Président du Tribunal a tranché cette question en adoptant une solution mixte autorisant le port du foulard durant les cours donnés par un professeur masculin et autorisant les autorités scolaires à demander qu’il “soit enlevé pour les cours d’éducation physique, les activités sportives, dans les couloirs et à la cour de récréation”.

[2]NDT - On utilise la majuscule pour le terme de ‘Loi’ et son adjectif ‘Legal’ quand il s’agit de la Loi de Dieu (la sharî’a) et des dispositions Légales réglementées par Lui.

[3]Référence est ici faite au discours du Trône prononcé par le roi Mohammed V le 18 novembre 1959. Il y affirmait que “les doctrines matérialistes qui sont incompatibles avec notre foi, nos valeurs morales et notre structure sociale ne peuvent avoir de place chez nous, car l’islam, grâce à son esprit de justice et de tolérance, nous suffit” (Camau 1970: 126, repris par Ben Achour 1980: 259).

[4]Au Nom de Dieu le Clément le Miséricordieux

Ministère de la justice

[page 208]

Le Caire, 7 avril 1982

N° 26-81/1982 confidentiel

M. Mahmûd ’Abd al-Hamîd Ghurâb

Président du tribunal d’instance du Caire Sud

Salutations,

Nous vous envoyons, sous couvert de ce pli, la remontrance judiciaire n° 5-81/1982, qui vous est adressée dans la plainte n° 165, année 1982, consignée sous le numéro 134, année 1982, concernant le jugement n°697, année 1982, prononcé au tribunal d’arrondissement de ’Abidîn, Caire Sud.

Celle-ci est consignée dans votre dossier confidentiel.

Wa al-salâm ’alaykum wa rahmat Allâh wa barakâtuhu

Le délégué du Ministère aux affaires d’inspection judiciaire,

’Alî ’Alî al-Jamal

Au nom de Dieu le Clément le Miséricordieux

Remontrance judiciaire n° 5-81/1982

Dans la plainte n°165, année 1982

M. le président du tribunal, Mahmûd ’Abd al-Hamîd Ghurâb

Tribunal d’instance du Caire Sud

Il ressort de l’examen du jugement prononcé dans l’affaire n° 165, année 1982, que le Procureur général a fait grief à l’inculpé d’avoir été pris en état d’ébriété manifeste sur la voie publique et qu’il a demandé qu’il soit puni en vertu des articles 1, 2 et 7 de la loi 63/1976 et que vous avez prononcé en la matière, en date du 8 mars 1982, un jugement, après procédure contradictoire, d’infliction à l’inculpé de 80 coups de fouet, exécutoire. Au titre des motifs du jugement, l’on peut relever, après qualification de l’accusation et requête par le Procureur général de la condamnation en vertu des articles précités, que “la culpabilité de l’inculpé est établie du fait de son aveu ferme devant le Procureur puis en séance, lors de la séance publique ... et que l’ensemble des dispositions répressives sont nulles de nullité absolue. Elles sont dépourvues du référent à la Légalité (shar’iyya). On jugera, non en application de celles-ci, mais en application des articles 1, 2 et 324 du projet de loi sur la peine Légale (hadd) s’appliquant à la boisson présenté à l’Assemblée du peuple depuis le 17 juin 1976 émanant du Haut comité du Ministère de la justice”.

Il est fait reproche à ce jugement:

Alors qu’il est établi qu’il n’y a pas de peine qui ne puisse être prononcée sans une loi, qu’il n’y a de crime que pour des faits postérieurs à la promulgation de la loi et que les peines y sont limitées. Ce n’est pas vrai pour ce qu’a prononcé le jugement d’infliction du fouet à l’inculpé. Il est ainsi contraire à la loi, ce qui l’entache de nullité

La Première commission

Tenue le ... 1982, en séance plénière au Ministère de la justice

[page 209]

Sous la présidence de M. le conseiller Mustafâ ’Abd al-Râziq, délégué de l’Inspecteur judiciaire,

En présence de M. le conseiller Muhammad Labîb al-Marsafî, premier inspecteur judiciaire, et de M. le Conseiller Rîmûn Fahîm Iskandar, premier inspecteur judiciaire,

Après examen de la plainte 165, année 1982, adressée à l’inspection judiciaire, et après audition du rapport présenté par M. le conseiller ’Abd al-Fattâh ’Awad,

A décidé ce qui suit:

La formulation d’une remontrance judiciaire, dans la forme susmentionnée, à M. le président du tribunal d’instance du Caire Sud, Mahmûd ’Abd al-Hamid Ghurâb.

Le Président de la Commission

Les membres.

[5]Abd al-Hamîd Ghurâb a donné sa version des événements dans un entretien accordé au journal de tendance islamiste al-Umma al-islâmiyya, dans son numéro du mois d’août 1983 (Ghurâb 1986):

- Pourquoi avez-vous abandonné le travail judiciaire?

Je n’ai pas abandonné mon travail de juge. Jusqu’à maintenant, je suis juge au tribunal de Giza, mais je suis détaché dans les administrations juridiques dépendant du Ministre de la justice. Mon détachement à immédiatement suivi mon jugement d’infliction du fouet. J’ai été effectivement muté dans le courant de l’année judiciaire, le 14 avril 1982, sur décision du conseiller Ahmad Samîr, ancien Ministre de la justice.

- Vous êtes-vous opposé à ce détachement?

- Bien sûr et mon opposition a été rejetée. On m’a même envoyé une remontrance (ma ’khadh) judiciaire pour cause de ce jugement.

- Vous considérez-vous mis à l’écart?

- Non, je suis simplement écarté temporairement de mon travail.

[6]On peut relever, au sujet de la Tunisie, que “la jurisprudence en matière de droit de la famille s’est parfois référée au droit musulman dans des cas où le droit positif ne présentait aucune lacune et ne posait aucun problème spécial d’interprétation”, même si ces cas restent isolés. Référence est faite à des arrêts de 1969, 1976 et 1983 (Laghmani 1994).

[7]Si, renversant la perspective, on adoptait le point de vue du simple ‘justiciable’, cela pourrait sans doute être rapproché de la situation qui, systématiquement quoiqu’à des degrés variables, prévaut pour lui, à savoir une situation de double ou multiple vécu juridique (Foblets 1994: 108ss.). Cette mise en parallèle implique de faire entrer dans l’analyse la notion de ‘champ social partiellement autonome’ qu’on a déjà cru bon d’utiliser dans le cadre d’une précédente étude (Dupret 1995b). Ce concept, dégagé par l’anthropologue américaine Sally Falk Moore (1978), nous permet de souligner la multiplicité des lieux de construction du droit, même quand il s’agit du droit produit par l’État et ses agents.

[8]Il s’agit donc toujours d’une normalité définie, postulée et recherchée par l’acteur du droit, en l’espèce le juge.

[9]NDT - Compagnon du Prophète, envoyé avec Abû Mûsâ al-Ash’arî au Yémen pour y répandre l’islam.