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“A LA RECHERCHE D'UNE JUSTICE PERDUE”:

 

LES PROCÉDURES ALTERNATIVES DE RÈGLEMENT DE

CONFLITS

 

 

Marie-Claire Foblets

 

 

Les aspirations qui, au début du siècle, faisaient partir l'imagination de Marcel Proust "A la recherche du temps perdu" partagent probablement en commun avec la recherche contemporaine sur les procédures alternatives de règlement de conflits une certaine propension à s'inspirer du passé et des modèles de sociétés antérieures qui ont modelé ce passé.

 

 

1. La participation populaire à l'administration de la justice: terrain de recherches des sociologues et des anthropologues du droit

 

Le thème de ce volume, la justice dite populaire, est un des modes d'expression en vogue aujourd'hui dans la recherche sociologique et anthropologique du droit. La question de la participation populaire à l'administration de la justice est devenue, après le pluralisme juridique, l'un des problèmes aujourd'hui parmi les plus débattus des sociologues et des anthropologie du phénomène juridique.

 

D'une part, parce que l'interprétation et le sens du terme justice comme la constante et permanente volonté d'accorder à chacun et à chacune son ius, son droit, est une préoccupation capitale de toute communauté humaine.[1] D'autre part, et c'est ce qui très probablement explique son rôle emblématique, parce que la notion populaire tend à faire croire à la restitution à l'administration de la justice [page 10] de sa véritable mission sociale:[2] mission de réconciliation par l'intervention directe d'une communauté dans la résolution d'un conflit qui la touche. La justice 'populaire' serait, parmi d'autres effets bénéfiques, un moyen de résorber le sentiment d'insécurité du justiciable dans nos états dits de droit aujourd'hui, face à un pouvoir judiciaire institutionnalisé et professionnel. Elle serait aussi un moyen de désengorger l'institution judiciaire, surchargée à un point qui, souvent, dépasse le pouvoir d'imagination.

 

L'objectif d'une justice véritablement populaire, en ce que celui-ci est ancré, moins dans son existence formelle que dans sa mission de pacification sociale, de l'avis de certains, porterait en lui les germes d'un nouveau modèle de justice.

 

 

2. L'étude du règlement des conflits en anthropologie du droit

 

Depuis quelques années l'étude anthropologique des conflits de droit dans les sociétés disposant de plusieurs instances spécialisées - judiciaires et non-judiciaires - de résolution de conflits, cherche à mettre en perspective cet objectif en prenant appui sur une large expertise et connaissance approfondie des données du terrain. Le détail de ces données - empruntées tant aux sociétés dites traditionnelles qu'à la société moderne - permet parfois de mieux comprendre les mécanismes des procédures utilisées par les parties pour apaiser leurs rapports sociaux en conflit. Ces recherches, généralement parlant, partent moins d'une analyse formaliste de la judiciarisation d'un conflit, mais mettent davantage l'accent sur une analyse des valeurs et des représentations imprimées dans l'esprit des parties en cause et qui s'opposent, avec plus ou moins d'intensité. (Voyez pour une illustration, e.a.: Greenhouse 1986; Greenhouse, Yngvesson et Engel 1994. Ou encore, également de facture américaine: Ellickson 1991.) La fonction de la justice et du règlement des conflits est perçue du point de vue des groupes sociaux impliqués.

 

L'intérêt des anthropologues pour le règlement de situations litigieuses dans les différentes sociétés humaines n'est pas neuf. Il occupe une place centrale dans l'histoire de l'anthropologie du droit. (Pour un article de synthèse de cette histoire, voyez e.a.: Snyder 1981, qui reste, malgré son âge, une contribution très valable.) Les publications sur le règlement du conflit ne se comptent plus. La [page 11] multiplication récente des ouvrages anthropologiques consacrés au phénomène de la justice dite populaire est pour partie liée à la place particulière que réserve l'anthropologie au conflit dans l'ensemble de son travail de recherches sur les phénomènes juridiques (e.a. Hund 1974). Mais elle s'explique aussi, comme nous le disions, du fait que les modes alternatifs de règlement de conflits, à plus d'une titre, sont un thème à forte connotation idéologique et politique. L'enjeu du statut de la justice dite populaire est aujourd'hui devenu un enjeu de société: la justice populaire assurerait - tel est du moins son objectif - la démocratisation des modes de régulation des conflits d'une communauté. (Pour un critique de cet objectif, voyez e.a.: Nader 1993; Fitzpatrick 1993.) La disposition d'esprit des anthropologues, familiarisés avec les structures juridiques de petites sociétés, est traditionnellement - je dirais presque 'naturellement' - plus favorable aux formes de justice dominées par le souci de conciliation et de cohésion de groupe.

 

Les contributions à ce volume, chacune dans un contexte d'observation ethnographique particulier, adoptent le point de vue, aujourd'hui partagé de la majorité des anthropologues et sociologues du droit, que la justice, pour faire loi au regard de la communauté à laquelle elle se destine, est très souvent à situer en marge du droit formel, positif, voire même contre lui. Les illustrations que les recherches ici rapportées nous fournissent démontrent que l'idée de justice populaire et la source de sa vigueur reposent en premier ordre sur une mission de recomposition des liens sociaux d'une communauté divisée par le conflit et le désaccord, et que le rapport au droit formel, celui qui émane des institutions de l'état, n'est pas au coeur des préoccupations d'une telle mission. Cela vaut tant pour les illustrations empruntées au règlement de conflits sociaux dans les sociétés de droit dites traditionnelles que pour l'élaboration des exemples de procédures informelles ou parajudiciaires dans les états de droit dit moderne.

 

 

3. Trois sessions de travail sur la justice populaire

 

En acceptant de consacrer au phénomène de la justice dite populaire pas moins de trois rencontres consécutives,[3] la Commission on Folk Law and Legal Pluralism s'est engagée à apporter sa contribution au vent favorable que l'anthropologie du [page 12] droit, depuis quelques années, fait souffler sur l'étude des formes et instances non étatiques de règlement de conflits de par le monde.

 

Les présentations sélectionnées pour la publication du présent volume ne constituent qu'un échantillon des nombreuses contributions que nous a permis de récolter l'ensemble des sessions de travail consacrées au sujet depuis la première rencontre à Amsterdam, en juin 1991. Il a fallu procéder à une difficile sélection et prendre le risque de ne pas retenir des contributions qui, chacune dans son style, ont à n'en pas douter apporté des données ethnographiques inédites sur des instances judiciaires et non-judiciaires de par le monde, parfois encore largement inconnues. On pense ici aux contributions apportées e.a. par Aase Gundersen, "Popular Justice, Gender and Legal Change in Mozambique" (Amsterdam, juin 1991, remaniée et publiée depuis: Gundersen 1992), Fons Strijbosch, "Conflict Settlement by Moluccan Ministers" (Amsterdam, juin 1991), George A. Akpaloo, "State Policy and Community Land Tenure Systems in Ghana - A Symbiotic Co-Existence?" (Amsterdam, juin 1991), Bradford W. Morse, "Community Justice and Indigenous People: Challenging State Control over 'Land' and 'Justice'" (Amsterdam, juin 1991), ou encore, les présentations par Vivian Rorhl, "Justice in Search of Community. The Potential of Mediation" (Wellington, août 1992), qui traita d'une série d'expériences judiciaires de médiation menées en Californie aux Etats-Unis dans les années 80, et par Kayleen Hazlehurst, "Sober Successful, and in Control: Proposing an Aboriginal Community Recovery Strategy to the Queensland Government" (Wellington, août 1992) qui apporta le témoignage poignant d'un travail de terrain sur les effets dévastateurs de la toxicomanie parmi les populations aborigènes d'Australie et qui mettent en cause les instances judiciaires étatiques en place, dépourvues des moyens appropriés pour résoudre à la base les nombreux conflits sociaux liés à la consommation abusive de boisson.

 

L'autre risque auquel notre sélection, hélàs, n'a pas échappé, était celui de fausser l'image d'ensemble du travail effectué en ne retenant pour la publication que des recherches développées dans les pays anglophones ou à l'initiative d'anthropologues anglophones. Le lecteur ne verra là que le fruit d'un malheureux concours de circonstances. Il n'a, à aucun moment, été de notre l'intention de limiter l'échantillon des travaux sur une base linguistique. Seules des raisons liées aux circonstances de la présente publication et qui, toutes, sont hors de notre portée, expliquent ici l'absence totale de travaux qui seraient en quelque sorte représentatifs du développement de l'étude effectuée par des chercheurs francophones - dont bon nombre sont également membres de la Commission - dans le domaine de la thématique de ce volume. Nous le regrettons vivement, conscients du fait que nous faisons de la sorte perdre au présent volume une part de son intérêt scientifique.

 

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4. La recherche anthropologique francophone sur le terrain de la justice populaire

 

Pour pallier cet handicap et compléter l'éventail des présentations ci-après rapportées, il y aurait lieu de résumer ici, fut-ce en grandes lignes, quelques-uns des principaux travaux de référence anthropologiques francophones de ces dernières années, consacrés à la justice informelle. Même sans entrer dans le détail, une telle entreprise dépasse de loin les possibilités de ce volume. Par ailleurs, l'inventaire resterait nécessairement incomplet. On se contentera donc de faire référence à quelques ouvrages récents de base, sans prétention aucune de représentativité du choix des travaux sélectionnés.

 

Une des manières probablement des plus gratifiantes pour le lecteur non-initié qui chercherait à mesurer les efforts de problématisation scientifique du phénomène de la justice populaire en France et dans le monde francophone ces dernières années, consiste sans nul doute à s'orienter sur les recherches sur le règlement du conflit dit informel entreprises au courant des années 80 par le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris. Ces recherches sont d'une importance capitale pour la recherche francophone dans le domaine de la thématique de ce volume (e.a.: Le Roy 1986, 1987a, 1987b, 1991; Le Roy et Garapon 1985). Elles fournissent des modèles généraux sur la distinction entre les différents types de règlement de conflits, qui permettent d'entreprendre d'un point de vue anthropologique l'étude d'expériences de justice non étatique dans les sociétés traditionnelles et de comparer celles-ci aux techniques particulières de la justice dite informelle dans nos sociétés modernes (en particulier le schéma proposé par Le Roy 1987a; ce schéma est repris par Rouland 1988: 447). Les recherches menées par Norbert Rouland (1979) et Alain Bissonnette (1991) sur les institutions et rituels judiciaires des populations autochtones sous administration canadienne confirmaient, voici plusieurs années déjà, toute l'importance que revêtent les modèles d'interprétation proposés par le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris pour le développement de la recherche francophone sur les phénomènes dits de justice populaire.

 

A Mexico (1993), à la troisième et - jusqu'à nouvel ordre - dernière session de travail de la Commission consacrée à la problématique de la justice populaire, Abdel Ben Naceur, collaborateur du Laboratoire, sous le titre "Médiation, une forme alternative de gestion sociale", était venu présenter le cadre d'une recherche comparative sur les pratiques de médiation dans différents pays européens et nord-africains. Sur la base d'une soixantaine d'entretiens, menés dans différents pays, avec diverses catégories d'interlocuteurs bien au fait avec les implications de la médiation, Mr. Ben Naceur présenta une méthode originale d'exploitation du contenu de ces entretiens. Le but du travail étant de mettre en évidence, pour chaque pays repris dans la comparaison, l'existence de modèles de [page 14] fonctionnement de la médiation et de comparer entre eux ceux-ci. Le modèle d'analyse présenté par Mr. Ben Naceur révélait une analyse non seulement riche de données inédites dans le domaine du règlement de conflits par la négociation et la médiation, mais surtout permettait de passer à une dimension habituellement négligée dans la recherche en Europe sur la justice non étatique, à savoir la comparaison entre plusieurs pays (trois pays du Nord de la Méditerranée et trois pays situés au Sud de celle-ci) des fréquences d'utilisation de la négociation et de la médiation dans des situations semblables. L'état d'avancement de la recherche à laquelle collaborait Mr. Ben Naceur, de l'avis de celui-ci, ne permettait toutefois pas encore sa publication. Raison pour laquelle nous n'avons, bien malgré nous, pas inclus dans ce volume le texte de sa conférence à Mexico.

 

Il n'est pas aisé, en quelques lignes, d'estimer, à sa juste valeur, l'état d'avancement de la recherche effectuée à ce jour en France et dans les pays francophones de par le monde sur les phénomènes de justice dite populaire ou informelle. En général, ceux-ci - malgré quelques recherches remarquables (e.a.: Bonafe-Schmitt 1992; Le Roy, Garapon et Girardet 1989) - ne constituent pas - ou pas encore - un objet de recherches comparable au vaste champ d'investigation qui s'est développé depuis quelques dizaines d'années dans des pays comme le Canada ou les Etats-Unis où des universités prestigieuses occupent véritablement le terrain du sujet (e.a.: Merry et Milner 1993[4]).

 

 

5. Quelques traits communs de la recherche, francophone et anglophone, sur les mécanismes alternatifs de régulation de conflits de droit

 

Sur le fond, les recherches francophones - même si celles-ci sont moins nombreuses - et anglophones sur les phénomènes contemporains de justice dite populaire ou informelle se caractérisent par un effort de problématisation scientifique du conflit qui, de part et d'autre, prend appui sur le même constat de départ: tant l'anthropologie juridique francophone des phénomènes de justice dite populaire ou informelle que les recherches anglophones sur la question, se sont multipliées ces dernières années à partir d'une interrogation critique sur les raisons profondes dysfonctionnements dans les rapports de droit établis entre, d'une part, une justice étatique institutionnalisée et professionnelle et, d'autre part, la diversité croissante des ordres sociaux et culturels de communautés [page 15] soumises à la juridiction de l'état. Chercheurs, anglophones et francophones, de part et d'autre, depuis quelques années, s'efforcent, par l'élaboration d'illustrations empruntées à l'ethnographie de situations de conflits de droit éparpillées de par le monde, de démontrer qu'un nombre sans cesse croissant de collectivités, chacune à sa manière, sont aujourd'hui soumises à une multitude d'ordres sociaux qui se manifestent à travers des comportements collectifs et des régularités dont la description ne coïncide pas, plus ou pour une part négligeable avec le contenu du droit positif émanant de l'état. Les études francophones contemporaines du règlement de conflit de droit partagent en commun avec les recherches menées par des chercheurs anglophones qu'elles portent sur le caractère changeant de l'ordre social, souvent en crise, de nombreuses collectivités humaines de par le monde, dans leurs diverses pratiques et usages, notamment en étudiant tantôt la persistance, tantôt au contraire le renouvellement de ces pratiques en situation de conflit ou de désaccord profond au sein de la collectivité. Qu'il s'agisse de communautés immigrées (Rude-Antoine 1992, 1995; Foblets 1994), ou de jeunes en crise (Amiel et Garapon 1986; King et Garapon 1988), de milieux professionnels (Dezalay 1992) ou de tout autre contexte de sérieuse remise en cause des fondements du système de pensée de l'ordre juridique étatique. Pour J.-P. Bonafe-schmitt, ce seraient surtout la diversité et la complexité de la vie sociale qui, de nos jours, encourageraient le développement de modes décentralisés de règlement de litiges, permettant ainsi aux justiciables de se réapproprier les modes de gestion de leurs conflits internes (Bonafe-Schmitt 1992b).

 

Il est un autre point que les recherches francophones et anglophones dans le domaine de recherches sur les phénomènes de justice dite populaire ou informelle partagent en commun. Qu'il s'agisse de travaux ethnographiques ou d'ouvrages à portée plus théorique, tant les auteurs francophones que leurs collègues anglophones voient opérer un peu partout des tentatives de 'reprise en main', de la part des institutions étatiques, des modes alternatifs de règlement de conflits. Ces tentatives se traduisent, tantôt par l'intégration dans la fonction de justice de travailleurs sociaux (sur cette intégration, pour la France, e.a.: King et Kratz 1992) ou de psychologues, ou par l'émergence d'une justice spécialisée (sur la création d'une justice d'affaires, par exemple, voyez e.a.: Dezalay 1992), ou encore, plus généralement, se manifestent par l'institutionnalisation de la médiation et de l'arbitrage au sein même de l'appareil judiciaire étatique.[5]

 

Ces tentatives, soutenues par le biais de différents dispositifs législatifs, se traduisent habituellement par des exigences de forme (dans le choix des médiateurs, la tendance à inaugurer des schémas uniformes de procédure ou [page 16] encore, à formaliser, par écrit, les accords entre parties, etc.) qui "échouent à se définir autrement qu'en référence à l'ordre juridique étatique" (Salas 1992, cité par Faget 1995: 36) et, en conséquence, font perdre aux mécanismes parajudiciaires de régulation de conflits sociaux leur âme et logique particulières: tantôt l'appareil judiciaire se prête lui-même, avec l'accord des parties, à un traitement parallèle de certains conflits par des instances parajudiciaires;[6] tantôt l'administration judiciaire délègue à des instances locales le règlement de certains litiges, mais en gardant le contrôle de l'exercice de cette délégation et la maîtrise de la force exécutoire des mesures proposées par ces instances 'déléguées'.[7]

 

L'idée d'une complémentarité instrumentale entre un système judiciaire institutionnalisé et certains mécanismes alternatifs de règlement de conflits de droit qui seraient en quelque sorte 'intégrés' à la justice formelle, administrée par les institutions de l'état, est rejetée par la plupart des auteurs, tant dans la littérature francophone qu'anglophone. Au regard de nombreux auteurs, cette prétendue complémentarité apparaît être à l'opposé d'une réelle démocratisation dans une société moderne de la distribution des modes de régulation des conflits de droit, qui ne se laisse pas soumettre à une et seule finalité judiciaire. L'intensité du débat sur les politiques d'administration de l'entreprise judiciaire, dans la plupart des pays occidentaux, ne s'explique probablement que parce que s'y mêle, pour une part importante, le débat, plus fondamental, sur la crise de légitimité que traverse actuellement l'administration judiciaire dans nombre de pays, remettant en question son manque d'ouverture au monde et aux besoins nouveaux qui émergent dans la société (e.a.: Lenoble 1990).

 

Anthropologues francophones et anglophones auraient sans nul doute un nombre d'expériences éminemment intéressantes et mutuellement enrichissantes à s'apprendre sur les tenants et aboutissants de ce débat.

 

Il est enfin une troisième et dernière caractéristique dont j'aimerais ici encore faire brièvement mention, qui est également commune aux recherches actuellement menées de part et d'autre de l'Atlantique, sur le phénomène de la justice populaire et qui affecte tout particulièrement la visibilité de l'effort scientifique qu'elles représentent. C'est la constatation que l'anthropologie du droit, toutes écoles et nationalités confondues, s'attaque aujourd'hui à la problématique de la justice populaire sous les étiquettes les plus diverses: tantôt [page 17] l'expression 'justice négociée' (cf. Amiel et Garapon 1986) fait office, tantôt le label 'justice douce' (cf. Bonafe-Schmitt 1992a) lui est préféré, ou encore celui de 'justice alternative', de 'justice informelle', ou de 'justice restaurative (de l'anglais, 'restorative justice') (Bonafe-Schmitt 1995), ou plus généralement, on la retrouve sous l'étiquette de l'étude de (toute forme de) procédures parajudiciaires de règlement de conflits, de médiation communautaire,(Faget 1995) etc.

 

Ce grand flottement conceptuel explique une certaine confusion dans la typologie anthropologique des nombreux modes de règlement de conflits qui partagent en commun leur autonomie, pour partie ou radicalement, par rapport au judiciaire. Telle conception identifie le mode de règlement de conflit au support de la cohésion sociale: le règlement du conflit est imbriqué dans le "social" en tant qu'un de ses éléments constitutifs. Une autre conception cherche plutôt à définir en termes plus spécifiques la juridicité d'une procédure, en mettant celle-ci en rapport avec le degré de coercition, de normati­visati­on, le degré d'instituti­onnali­sa­tion, etc.

 

Pour un lecteur critique, l'expression 'justice populaire', immanquablement, dérange. En effet, les nombreux modes de régulation désignés par une telle expression ne partagent en commun que leur assise, plus ou moins accusée, dans la communauté à laquelle les solutions auront à s'appliquer. Et encore, faut-il s'entendre sur la typologie des mécanismes de régulation alternatifs mais partiellement 'intégrés', comme nous venons de l'indiquer, à l'appareil judiciaire d'un état.

 

Au gré des rencontres qui ont été à la base de l'initiative de ce volume, nous avons régulièrement discuté l'opportunité de garder le titre initialement imaginé: 'Popular Justice', justice populaire. A Mexico, il fut un bref instant question de lui préférer le titre 'Communities in Search of Justice' au motif que la référence au 'populaire' pourrait, et pour cause, prêter à confusion. Ce n'est pas le premier objectif de ce volume de sortir de l'équivoque. Si nous avons finalement gardé l'intitulé initial, c'est parce que la littérature anthropologique anglophone, américaine surtout, à ce jour, continue à jeter son dévolu sur les mécanismes alternatifs de régulation de conflits sous le dénominateur commun de 'popular justice'. Pour des raisons in­trinsèq­ue­ment liées à la discussion américaine sur le sujet (Merry et Milner 1993).

 

A notre connaissance, à ce jour, le seul volume scientifique qui, en langue française, ces dernières années ait été publié sous le titre "Justice populaire" concerne une publication relativement récente de la société d'Histoire du droit, qui traite, parmi quelques institutions héritées de l'histoire du droit judiciaire en Europe, du jury comme de l'un des vestiges les plus remarquables de la juridiction populaire dans nos contrées (Polacek 1989).

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Un volume du genre de celui que nous présentons ici n'aurait, en langue française, plus que probablement pas porté le titre qui lui fut choisi en anglais.

 

Les parallèles que nous traçons ici entre deux traditions de pensée anthropologique, francophone d'une part et anglophone de l'autre, n'épuisent pas la richesse de la recherche sur les phénomènes de justice dite populaire. Loin s'en faut. Cette recherche sur les parallèles mériterait sans nul doute d'être approfondie. Seul un véritable programme de recherches comparatives - qu'il conviendrait de mettre en oeuvre - permettrait d'aboutir à la conclusion de savoir si les anthropologues francophones et anglophones, dans leurs recherches sur les mécanismes alternatifs de régulation de conflits traitent effectivement des mêmes phénomènes et, par conséquent, auraient intérêt à se consulter plus volontiers, mutuellement. A ce stade, tout porte à le croire.

 

décembre 1995

 

 

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[1]           Mais cette volonté universelle ne peut pas, à elle seule, expliquer l'engouement particulier de la part des anthropologues et sociologues du droit pour une réflexion approfondie sur une justice qui se fonde sur le lien social.

[2]           Cette restitution pouvant s'effectuer de deux manières; soit, par la participation effective de la communauté concernée à l'exercice de la justice, soit encore, par la faculté réelle dont dispose le juge de prendre en compte, in concreto, la situation individuelle de chacun des justiciables soumis à sa juridiction: leurs besoins, leurs aptitudes, voire même leurs états de conscience subjectifs.

[3]           Une première rencontre dans le cadre de la conférence internationale "Law & Society in the Global Village. Towards Collaborative and Comparative Research" organisée par la Law & Society Association à Amsterdam, fin juin 1991; une seconde rencontre à Wellington en août 1992, et une troisième réunion, enfin, à Mexico, en août 1993, organisée par la Commission on Folk Law and Legal Pluralism dans le cadre des rencontres quinquennales de la Internatio­nal Union of An­throp­ological and Ethnological Sciences (I.U.A­.E.S.).

[4]           On pense ici également aux travaux de R. Abel, L. Nader et H.F. Todd, J. Starr ou, plus récemment, C. Greenhouse et Chr. Harrington, tous travaux qui, dans le domain de l'étude des règlement de conflits, prenaient la relève d'auteurs du calibre de P. Bohannan ou, pour la Grande-Bretagne, M. Gluckman.

[5]           Sur la distinction médiation institutionnalisée/médiation communautaire, voyez: Faget 1995.

[6]           On pense ici, par exemple, aux traitements législatifs et juridictionnels du harcèlement sexuel dans un nombre croissant de pays.

[7]           Comme c'est le cas dans plusieurs pays européens en matière de médiation pénale pour les actes relevant de la contravention ou qui n'ont pas fait l'objet de mesures pénales. Pour la France, voyez e.a. Blanc 1994.